Le jour de la passation des pouvoirs entre le président Mitterrand et Jacques Chirac, et en dépit d'un emploi du temps chargé, Jean d'Ormesson
fut invité, tôt le matin, par le président sortant. Pendant deux heures
les deux hommes bavardèrent. Quelques mois plus tard, après la mort du
président, l'académicien, qui partageait avec lui le même amour pour la
littérature et pour Venise, a écrit pour l'Express un article où il
décrit l'amoureux de Venise. Tramezzinimag avait cité naguère l'entretien d'Ida Barbarigo avec Mazarine Pingeot expliquant cette relation intime du chef de l’État avec la Sérénissime (lien en cliquant ICI).
«L'épithète
homérique et italienne accolée le plus souvent - depuis François
Mauriac - au nom de François Mitterrand est celle de «florentin». Il y
a, dans l'opération, une connotation péjorative, et presque une
intention de nuire: on voit des
dagues, du poison, des conspirations en pagaille et de la trahison
dans l'air. Rappelons, pour tenter de garder un peu d'objectivité et
serrer en même temps la réalité de plus près, qu'il y a une autre ville
d'art en Italie à laquelle Mitterrand n'a jamais cessé de témoigner
son admiration et son attachement. Ce n'est pas Florence; c'est Venise.
François Mitterrand se rendait régulièrement à Venise. On le voit, sur
des photos, accompagné de quelques amis, à bord d'un «motoscafo» ou en
train de se promener sur la Riva degli Schiavoni ou sur les Zattere.
Des rumeurs ont longtemps assuré que le président avait acheté une
maison à Venise. On allait jusqu'à la montrer aux passants, ébaubis. Je
ne sais pas du tout, pour ma part, ce qu'il y a de vrai dans ces
bruits. On raconte que, lassée sans doute par les rumeurs, la
propriétaire actuelle de cette maison aurait fait imprimer une carte de vœux de Noël. Avec trois volets: sur le premier, Mitterrand contemple
la maison; sur le deuxième, Mitterrand et la propriétaire sont ensemble
devant la maison; sur le troisième, Mitterrand s'éloigne et la
propriétaire rentre seule chez elle.
Ce qui est sûr, en revanche, c'est qu'il a longtemps habité, entre le
campiello San Vio et le pont de l'Accademia, un palais du XVIIe siècle
qui donne à la fois sur un jardin et sur le Grand Canal: le palais
Balbi-Valier. Et que plusieurs trattorias ont eu l'honneur de recevoir à
déjeuner ou à dîner le premier des Français. J'ai souvent pris des
repas dans une trattoria de la Giudecca qui s'appelle Altanella et dont
la terrasse s'ouvre sur un de ces canaux qui débouchent à deux pas de
la belle église du Redentore, édifiée par Palladio, en 1577-1580, juste
après San Giorgio Maggiore, juste avant le théâtre olympique de
Vicence: François Mitterrand était un habitué de cet endroit très
simple, très calme et très délicieux.
Pour Noël 1994, dans la plus grande discrétion, entouré d'êtres qu'il
aimait - et aussi de trois gardes du corps qui l'aidaient parfois à
franchir quelques marches ou à enjamber un obstacle - le président est
revenu une fois encore à Venise. La presse a évoqué une retraite tenue
secrète. C'était à la Sérénissime qu'il avait tenu à rendre une
dernière visite. Hanté par la mort, tenté par un mysticisme qui perçait
jusqu'à travers ses discours officiels, il a retrouvé la ville du
plaisir et du déclin.
Il s'était installé, une fois de plus, dans ce palais qui jouxte San
Vio, entre le pont de l'Accademia et la pointe de la Salute et de la
Douane de mer. De temps à autre, il poussait jusqu'aux Zattere et
prenait un repas au restaurant Riviera, en face de la Giudecca, un des
meilleurs de Venise. Mais, moins disposé à de longues marches, il
s'installait surtout plus près, à deux pas de San Vio, à côté de la
boutique d'un encadreur, le long d'un canal qui mène jusqu'aux Zattere,
dans une trattoria populaire et très simple, le Cantinone storico.
On voit bien ce qui pouvait attirer François Mitterrand à Venise. Il
aimait la beauté, la littérature, les femmes. Plus que Rome, reine
majestueuse et altière, plus encore que Florence, princesse écrasée
sous les ors et la prospérité, Venise est une ville-femme. On pourrait
dire: une ville-femme-femme. Le Grand Canal est son écharpe. Les ponts
sans nombre sont ses bracelets. Et les églises, les palais, les puits
sur les petites places, les maisons ocre ou rouges sont les bijoux dont
elle se pare.
Aucune ville au monde n'est plus littéraire que Venise. Pour un
admirateur du romantisme, de Chateaubriand, qui mêle Venise à ses
amours passionnées pour Nathalie de Noailles et pour Juliette Récamier,
dont il écrit le nom sur le sable du Lido, de Musset,
Dans Venise la rouge,
Pas un bateau qui bouge,
Pas un pêcheur dans l'eau,
Pas un falot...
Mais qui, dans l'Italie,
N'a son grain de folie ?
Qui ne garde aux amours
Ses plus beaux jours ?...
Comptons plutôt, ma belle,
Sur ta bouche rebelle
Tant de baisers donnés
- ou pardonnés!
Comptons, comptons tes charmes,
Comptons les douces larmes
Qu'à nos yeux a coûtées
La volupté !
Pas un bateau qui bouge,
Pas un pêcheur dans l'eau,
Pas un falot...
Mais qui, dans l'Italie,
N'a son grain de folie ?
Qui ne garde aux amours
Ses plus beaux jours ?...
Comptons plutôt, ma belle,
Sur ta bouche rebelle
Tant de baisers donnés
- ou pardonnés!
Comptons, comptons tes charmes,
Comptons les douces larmes
Qu'à nos yeux a coûtées
La volupté !
et de Barrès: « Avec ses palais d'Orient, ses vastes décors lumineux,
ses ruelles, ses places, ses traghets qui surprennent, avec ses poteaux
d'amarre, ses dômes, ses mâts tendus vers les cieux, avec ses navires
aux quais, Venise chante à l'Adriatique, qui la baigne d'un flot
débile, son éternel opéra », Venise est incomparable.
Grand amateur d'histoire, connaisseur averti de la littérature,
François Mitterrand, quand il passait de la statue de Goldoni, au pied
du Rialto, à la statue du Colleoni, devant San Giovanni e San Paolo, ou
de la Madonna dell'Orto et de la maison du Tintoret à l'Arsenal, gardé
par ses quatre lions de pierre, pouvait s'imaginer qu'il n'était plus
entouré de Jack Lang, de Michel Charasse ni de Patrice Pelat, mais de
Casanova, de Byron, de Thomas Mann et de Visconti. J'imagine assez bien
Mitterrand en train de rêver devant la plaque de marbre apposée sur le
beau palais Dario (dont on raconte qu'il porte malheur, mais Woody
Allen envisage de l'habiter) pour célébrer la mémoire d'Henri de
Régnier, qui y vécut et y écrivit à la vénitienne: « In questa casa
antica dei Dario visse et scrisse venezianamente Henri de Régnier,
poeta di Francia. »
J'imagine surtout - je n'imagine pas, je le sais - que le président se
promenait longuement et de jour et de nuit le long des canaux de
Venise. Venise est une ville qui entraîne. Mitterrand se laisse
entraîner. Florence est une ville immobile. On s'arrête longuement
devant les portes du baptistère ciselées dans le bronze par Ghiberti ou
devant Or San Michele ou devant la « Bataille de San Romano », où
Uccello a peint quelques-unes des plus belles croupes de cheval de
l'histoire de la peinture.
A Venise, chacun court le long du Grand Canal. On se précipite du
Ghetto Vecchio à l'isola di San Pietro et des Gesuiti aux Gesuati. Ce
n'est pas François Mitterrand qui aurait confondu, comme tant d'autres,
les Gesuati, sur les Zattere, avec les incroyables draperies en marbre
vert et blanc de l'église baroque des Gesuiti.
Il
ne rêvait pas seulement à toutes ces splendeurs de l'art entassées à
Venise. Venise est une leçon de beauté. C'est aussi une leçon de
politique. De la grandeur, des triomphes, des échecs, et de la cruauté.
Quels talents, quelle énergie, quelle patience avaient dû déployer ces
gens venus se réfugier dans des marais hostiles - et sur des bords un
peu plus élevés, dits Riva alta, d'où Rialto - avant de régner sans
partage, plutôt par l'intelligence que par la force brutale, sur une
bonne partie de la Méditerranée! Tous les matins, surtout vers la fin,
n'étaient pas triomphants: Bragadin, le défenseur héroïque et
malheureux de Famagouste, avait été écorché vif par les Turcs, qui
avaient promené par la ville sa peau bourrée de paille. Et Othello, et
Casanova, et Marco Polo, et l'autre président, le bon vieux président de
Brosses, qui détestait Saint-Marc! Seul le pavement de mosaïque
trouvait grâce à ses yeux: il était si bien jointé qu'on pouvait y jouer
à la toupie. Venise est une machine à susciter des rêves de beauté, de
pouvoir et de mort.
Je suis prêt à parier que ce qui amusait Mitterrand et l'attristait en
même temps - mais à quoi bon lutter contre une histoire qu'il vaut
mieux accompagner qu'essayer en vain de contrer? - ce qui
l'intéressait, en tout cas, c'est qu'il savait l'année, le mois, le jour
où le déclin de Venise était devenu inéluctable: le 12 octobre 1492,
Christophe Colomb découvrait l'Amérique. Lentement, mais fermement,
l'océan Atlantique poussait la Méditerranée hors de la scène de
l'Histoire. Le monde basculait. Ce n'était pas la première fois. Ce ne
serait pas la dernière. Le tour viendrait du Pacifique. L'Histoire ne
reste jamais immobile.
J'aurais aimé me promener à Venise avec François Mitterrand. Nous
aurions parlé de cette république aristocratique, de cette démocratie
élitiste, si pleine de contradictions, qui a inventé l'impôt sur le
revenu, qui a élevé le masque à la hauteur d'une institution, où les
lions ont des ailes et où les pigeons marchent à pied. Nous aurions
évoqué tant de beauté, tant de crimes, tant de pouvoir, tant de génie.
Nous aurions parlé de la politique, de l'argent, de «La Tempête», de
Giorgione, et du petit chien blanc aux pieds de saint Augustin dans le
tableau de Carpaccio à San Giorgio degli Schiavoni. Je lui aurais posé
des questions. Sur Venise. Sur la vie, qui lui avait tant donné. Sur les
arbres, qu'il aimait tant et qui font défaut à Venise. Sur la mort,
qui ne fait défaut à personne. Et sur Dieu, dont les peintres de Venise
se sont tant occupés. Mais, quoi ! je ne me suis jamais promené avec
Mitterrand à Paris, où nous habitions tous les deux. Pourquoi diable lui
serait-il venu à l'esprit de se promener avec moi à Venise ?»
Jean d'Ormesson
© L'Express - 1996
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