26 juillet 2013

Les livres, bien plus qu'une passion...

"J’ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres. Dans le bureau de mon grand-père, il y en avait partout ; défense était faite de les faire épousseter sauf une fois l’an, avant la rentrée d’octobre. Je ne savais pas encore lire que, déjà, je les révérais, ces pierres levées : droites ou penchées, serrées comme des briques sur les rayons de la bibliothèque ou noblement espacées en allées de menhirs, je sentais que la prospérité de notre famille en dépendait." ( Jean-Paul Sartre)
L'autre jour au Musée Correr, en jetant un coup d’œil sur les rayonnages de la bibliothèque, je retrouvais un exemplaire du fameux guide de Venise écrit par Vincenzo Coronelli à la fin du XVIIe siècle et dont fut imprimé un grand nombre d'éditions jusque dans les années 1730. Presque tous reliés comme mon exemplaire en vélin ou avec ces papiers merveilleux dont les motifs sont parfois restés aussi frais qu'au temps de leur mise en vente dans les librairies de l'ancien temps. «Reliures d'attente en papier coloré » disent les catalogues. Cela me rappela une question dont je n'avais toujours pas toujours pas trouvé la réponse et qui concernait mon exemplaire de la "guida di Venezia per i forestieri", acquis dans une vente à Lyon ou à Marseille il y a de nombreuses années, du temps où j'achetais beaucoup de livres anciens. Je recherchais notamment ces typographies vénitiennes et hollandaises dont j'ai toujours raffolé, et qui constituent peu à peu une petite collection dont je suis assez fier mais qui n'a rien à voir avec la bibliothèque d'Elzevirs et d'éditions Manutienne de mon aïeul, dispersée dans les années trente et dont on parle encore comme une référence dans le monde des bibliophiles.

..Ce petit ouvrage (format in-12°) mentionne une carte de Venise et de sa lagune avec le détail des traghetti permettant de traverser le grand canal et l'emplacement des principaux lieux décrits ou cités dans le guide. L'exemplaire que je possède est en bon état, en dépit de quelques pages cornées. Il est daté de 1706. Aucun manque si ce n'est cette fameuse carte. Pendant des années, j'ai cherché un exemplaire doté de cette carte dont je n'ai enfin trouvé de photographie sur internet que très récemment J'avais fini par croire qu'elle n'avait jamais existé. Pourtant, elle a bien été imprimée et jointe aux ouvrages. Était-elle à ce point belle et détaillée pour que des amateurs déparent sans état d'âme les ouvrages qu'elle ornait ?


Un premier indice m'avait été donné par un des conservateurs de la Marciana qui me montra la fameuse carte. J'avais enfin en main un exemplaire doté de sa carte. Joliment typographiée, richement ornée et détaillée, elle manquait tout à fait à mon ouvrage et je devais absolument la trouver. Assommer le très avenant fonctionnaire de la bibliothèque aurait été une solution efficace, mais cela ne se fait pas. Je traversais la piazzetta très dubitatif. «Rare, très rare» avait-il convenu en hochant la tête avec un petit sourire qui m'avait fort déplu. Pourtant des raretés en matière de cartographie ancienne j'en avais vu et de splendides, à commencer par les relevés topographiques mis en dessin par les plus grands cartographes italiens de la Renaissance dont l'état de conservation était tel qu'on eut dit ces feuillets à peine sortis des presses d'un imprimeur moderne... 

..Mes pas me ramenèrent vers Santo Stefano, où une pause à la terrasse de Paolin me semblait une étape nécessaire. Toujours pris par mes pensées, je dépassais la statue du Caga libri qui semblait me défier avec ses bras croisés et son tas de bouquins, laissant le café derrière moi. Presque arrivé sur le campo Manin, un éclair de lucidité me fit éclater de rire à haute voix. Les touristes que je croisais durent me prendre pour un illuminé...
 
Rebroussant chemin sur le petit ponte della cortesia qui donne sur la calle della Mandola, j'avisais la vitrine de la librairie Linea d'Acqua, fondée en 2002 par Marina Perdibon et Luca Zentilini. Comme mon grand-père avant moi, j'avais beaucoup fréquenté la fameuse librairie Cassini sur la calle del XXII Marzo. Linea d'Acqua en est la suite naturelle. Même qualité du catalogue, même genre d'ouvrages présentés, un aussi grand sérieux et une vraie passion pour l'édition de la grande période vénitienne, toutes ces flamboyantes typographies de Nicolas Jenson, Vindelino da Spira, Aldo Manuzio... 

Je sonnais. J'aime ces lieux confidentiels où on ne pénètre qu'après avoir montré patte blanche, sortes de clubs dont j'ai parfois la joie de me figurer l'un des happy few. Vestiges de ma vie anglaise ou restes bien implantés en moi de l'éducation de ma grand-mère...  On m'accueillit agréablement. Une jeune femme, un homme jeune. J'abordais aussitôt le sujet qui me perturbait depuis ma visite à la Marciana. «Ah ! Coronelli ! Chacun de ses livres, le moindre exemplaire lorsque nous en trouvons un est une grande joie. ils deviennent de plus en plus difficiles à trouver et leur originalité vient du fait que l'auteur, certes géographe, avait un tempérament plus léger que levantin.» L'usage de ce terme et le sens que mon hôte lui donnait dans sa phrase me plut comme me plut l'ambiance de cette librairie. Ai-je rêvé ou on entendait un air de Galuppi
 
« Coronelli et ses employés montaient les ouvrages à la commande. Il y en avait rarement d'avance. Selon le temps dont ils disposaient ou leur humeur peut-être aussi, la fameuse carte n'était pas cousue avec le reste du livre. Elle demeure très difficile à trouver. Peut-être aussi que l'auteur n'en avait pas fait tirer suffisamment et qu'un nouveau tirage aurait coûté trop cher.» Élémentaire, my dear Watson ! J'aurai dû y penser. Je ne suis vraiment pas de l'étoffe du commissaire Brunetti ou de Vianello, même quand il s'agit de livres anciens ! 


..On trouve souvent de belles gravures, des plans et des cartes même que des marchands peu regardants enlèvent des livres pour lesquels ces illustrations étaient faites. Il est alors relativement courant d'en trouver chez les antiquaires ou dans des ventes. Ma carte de Venise par Coronelli se trouve rarement dans les guides où pourtant elle est mentionnée et tout aussi rarement sur le marché des gravures anciennes. Les libraires de Linea d'Acqua, poursuivant notre discussion, trop vite interrompue par le coiffeur voisin avec qui j'avais rendez-vous et qui s'impatientait, m'ont adressé un petit fascicule passionnant, tiré à part d'un article paru dans le volume LIII (paru en 2012), de la revue annuelle Studi setenceschi, éditée à Florence. 
 
Il s'agit d'une recherche très détaillée et très intéressante sur ce fameux guide édité de 1696 à 1744, rédigée par Javier Gutierrez-Carou, auteur notamment d'une biographie de Carlo Gozzi, le patricien concurrent de Goldoni. Étude passionnante et très complète dont la lecture m'a fait voyager. J'ai eu l'impression au fil des pages que je poussais la porte de la boutique où se vendaient les ouvrages du Padre Coronelli, remplie de livres et de mappemondes, de cartes et de gravures... L'auteur cite des tirages sur papier épais notamment pour certaines éditions tardives (cf l'illustration ci-dessus), peu avant ou après la mort de Coronelli. 

..Il y en avait une récemment en vente chez un spécialiste américain mais je suis arrivé trop tard. La rareté de cette carte fait monter les prix. Peut-être un jour, par un heureux hasard trouverai-je chez un brocanteur, dans un carton oublié, au milieu de vieilles estampes tâchées d'humidité, cette fameuse petite carte, sur un même papier que celui de mon exemplaire du guide, avec la trace de ses pliures. Au pire, je ferai réaliser un fac-similé sur du papier de la même époque et le ferai enchâsser dans l'ouvrage, à l'emplacement prévu par le typographe (pour mon édition de 1706, en page 112)... En attendant, le jeu de piste continue, mais je suis passé à l'étape suivante : trouver quelque part dans le monde quelqu'un qui vend un exemplaire de cette carte. Si vous avez une idée, un indice, une trace, n'hésitez-pas à m'en faire part ! 

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