Dix-neuvième année - Nouvelle édition. Les Hors-Textes de Tramezzinimag :

07 décembre 2014

Des milliers de gondoliers


Philippe de Commynes raconte dans sa chronique qu'il y avait lors de son séjour à Venise environ trente mille gondoles. C'était l'époque des galères et autres embarcations à rames, ce qui donnait aux hommes des milieux pauvres de la République de nombreuses possibilités : bon nombre de vénitiens exerçaient ainsi le métier de rameur ou de gondolier.
La profession était héréditaire et tenue en grand honneur parmi les classes populaires. On la considérait comme l'école et la retraite de la puissante marine vénitienne dont les exploits permirent de baptiser la république de Saint-Marc, la Dominante. 

Une très grande variété de costumes se montrait chez les gondoliers. Il y avait ceux qui étaient au service d'une riche famille. En général, ils opéraient par deux, comme le montrent gravures et peintures, contrairement aux barques publiques, qui n'avaient qu'un rameur. La livrée des gondoliers des puissantes maisons patriciennes fut longtemps riche et élégante, du moins pour le goût de l'époque. Le Sénat ayant décidé un jour de mettre un terme à la surenchère qui poussait les plus riches vénitiens à faire décorer somptueusement leurs gondoles, ces tenues devinrent le seul débordement autorisé d'extravagance. Les nouveaux riches, et cela est de tout temps, aiment à faire la roue...
Ceux qui exerçaient la même profession sans pour autant appartenir aux grandes maisons, qui louaient leur service à la course, ou à la journée formait deux catégories qui se distinguaient par la couleur de leur vareuse : les Nicolotti étaient vêtus de couleurs sombre, marron ou noir et les Castellani de rouge. Leurs noms proviennent des quartiers de la ville où ils résidaient, les premiers de la rive droite et les autres de la rive gauche du Canalazzo. ..C'est de leur rivalité, qui remonte aux premiers temps de la République, qu'est née cette opposition qui perdura jusqu'au milieu du XIXe siècle et que des artistes ont immortalisé dans leurs peintures (Cf. les scènes de la vie vénitienne de Giuseppe Bella à la Querini-Stampalia). 

La lutte était permanente entre ces deux factions et il était parfois dangereux d'être passager d'une gondole de l'une ou l'autre des factions car les gondoliers n'hésitaient pas à faire chavirer leur adversaire pour peu qu'une vendetta personnelle s'ajoute à la traditionnelle animosité. On trouve dans les archives de la République, plusieurs mains courantes racontant des scènes qui pourraient faire rire si certaines ne s'étaient pas soldées par la noyade d'innocents passagers. Le Sénat mit un terme à ces exactions selon ses usages : coupables démembrés et décapités ou pendus, gondoles brûlées et familles bannies selon la gravité de l'affaire et le rang des victimes.

La gravure du peintre et illustrateur français Stéphane Baron (183-1921) montre assez fidèlement ces tenues qu'on a peine à imaginer aujourd'hui. Les deux figures du milieu (n° 3 et 4) sont tirées des illustration du fameux ouvrage de Ludovico Menin, Il Costume di tutte le Nazioni e di tutti i Tempi descritto ed illustrato, paru à Padoue en 1833. 

Les deux gondoliers sont en tenue ordinaire. Nous sommes au XVe siècle. Ils portent chacun un bonnet enveloppant toute la tête. le premier est vêtu d'un surcot vert orné d'un capuchon en drap rouge foncé. ceinture et sacoche de cuir et poignard. Chausses de couleur foncée et souliers de cuir souple. Le second, porte en plus du bonnet, une jugulaire terminée en pointes avec des glands et deux plumes sur le côté. Il a un corselet de cuir cintré à la taille par une ceinture. ses chausses sont de deux couleurs, blanche sur la partie antérieure des jambes et rouges sur la partie postérieure.

Lorsqu'il y a deux gondoliers, celui qui se trouve à la proue appuie sa rame sur le tranchant d'une pièce de bois placée sur le côté gauche, plus haute que le bord de l'embarcation et échancrée en pour y loger le manche de la rame. La gravure le montre bien avec cette poésie propre aux descriptions des choses réelles du quotidien de l'école vénitienne. Le deuxième gondolier se tient debout sur la poupe afin de voir la proue au-dessus du felze, la partie couverte de la gondole, appelée aussi la caponera puisqu'elle était faite d'une armature de bois tendue d'une bâche de toile enduite ou de cuir noir, où s'installaient les passagers à l'abri du vent et de la pluie mais aussi des indiscrétions. Le second gondolier rame du côté droit, établissant ainsi un savant équilibre qui permet à la barque de glisser littéralement sur l'eau sans aucun a-coup.

Que dire d'autre sur les gondoles et les gondoliers ? Que le fer en croissant à sept dents n'apparait qu'au XVIe siècle et que personne n'est vraiment d'accord sur sa signification. Dans les anciennes gondoles comme celle qui se trouve représentée dans l'illustration ci-dessus, un petit tapis blanc est attaché à la proue par deux cordons de passementerie et couvre tout le fond du bateau.

Les numéros 1, 2, 5 et 6 présentent des exemplaires de costumes d'apparat. Les lecteurs de Tramezzinimag auront reconnu des figures peintes par Carpaccio dans le cycle de Sainte Ursule entre autres, conservé à l'Accademia. Le premier porte ce qui semble être une livrée. C'est un nègre comme on disait couramment avant que les mots soient considérés comme porteurs de discrimination et connotés comme jargonnent aujourd'hui nos élites . Il y en avait fréquemment au service des familles patriciennes de l'époque comme il y en aura un peu plus tard dans les cours européennes et ce jusqu'aux quinze premières années du XIXe siècle.

Pour les amateurs de costume - et ils sont nombreux depuis que le travestissement du carnaval occupe de nouveau de nombreuses personnes avec la réinvention du carnaval dans les années 80 - le nègre porte un bonnet rouge, certainement de velours de soie, une cotte de satin. Le pourpoint est en velours rehaussé de parements de soie jaune. Les brassards sont de la même couleur que le pourpoint. On voit les manches de la chemise qui bouillonnent. A cela s'ajoute une ceinture de cuir, des hauts-de-chausses de velours et des bas-de-chausses de soie bariolée. Ce bariolage dont la mode venait de l'Europe du Nord (on en retrouve de nombreuses illustrations dans la peinture allemande de l'époque) n'était pas le fait d'un tissu polychrome mais de la juxtaposition de bandes de drap de différentes couleurs. On notera le raffinement de la tenue qui se complète par les chaussures de même nuance que le bonnet le pourpoint. le gondolier de la figure n°2 porte une bien belle plume rouge sur son bonnet. . Son pourpoint de satin dont les ouvertures traversées par des aiguillettes, laissent apparaître le bouffant d'une ample chemise pour faciliter les gestes du rameur. Hauts-de-chausses rayé rouge. Qui saura jamais à quelle famille cet homme appartenait  et que fut son histoire ? Encore un berretino rouge pour le gondolier de la figure n°5. 


Mais revenons au mode de vogare. Le gondolier de poupe ne godille pas comme on le lit trop souvent dans des descriptions profanes. Contrairement au rameur de proue qui imprime  à son aviron un mouvement en huit ou plus précisément qui dessine une queue de poisson comme en font les enfants pour le 1er avril (ce que fait le gondolier aux longs cheveux de la figure n°5), le rameur de poppa pagaye littéralement, c'est à dire que son aviron lui sert simultanément de rame pour faire avancer la gondole et de gouvernail pour la diriger.On voit bien ici la forme caractéristique en bois sur laquelle le gondolier appuie sa rame.

Un dernier mot sur le costume en usage aujourd'hui. Bien que tellement habituel à nos yeux, il ne date que de quelques dizaines d'années. Longtemps les gondoliers des grandes maisons portaient la livrée de leurs maîtres comme tous les autres domestiques. Les gondoliers des services da parada (comme le Traghetto qui existe encore aujourd'hui) louant leurs services comme le fait un taxi de nos jours, portaient des vêtements chauds et pratiques pour ramer. Vêtus de blanc pour les grandes occasions, ils étaient le plus souvent vêtus de marinières sombres. Ils ne portaient pas encore ce rayé, devenu partout le symbole de la navigation à la rame, ni ce canotier de paille avec ruban de couleur. Ils avaient de grands chapeaux, parfois des feutres mous. Du temps de la Sérénissime, le bonnet des gondoliers ressemblait à celui des marins de partout. Aux pieds, ils chassaient la friulana, cette sandale très souple devenue un objet de luxe très recherché par les élégantes.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Vos commentaires :