Dix-neuvième année - Nouvelle édition. Les Hors-Textes de Tramezzinimag :

20 décembre 2017

Un affreux cauchemar...


L'autre nuit, après un dîner trop copieux et une longue discussion avec d'autres féals, afficionados de Venise, j'ai fait un cauchemar. Un de ces songes odieux qui vous réveille au milieu de la nuit, suant et transpirant, les cheveux dressés sur la tête. Je venais d'apprendre horrifié qu'une municipalité devenue hystérique avait transformé d'un coup de baguette magique la cité des doges en un monopoly géant. Laissez-moi le partager avec vous. Comme un remède réconfortant.

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Un être hybride que je reconnus être le maire grâce à son couvre-chef hybride, à la fois corno du doge et haut de forme des banquiers d'avant la crise de 29, sur lequel on lisait le mot  SINDACO en lettre d'or, occupait tout mon champ de vision. Cette énorme créature avait parfois le visage de Trump puis celui de Berlusconi, mais toujours avec mèche et moustache à la Adolf et une grimace à la Mussolini, fumait un énorme cigare. Il trônait, assis dans le plus simple appareil à califourchon sur une barrique que des nains vêtus comme des gondoliers, tous aussi laids que lui s'efforçaient d'éventrer pour en faire jaillir des pièces de monnaie, La population était dans des sortes de cage et tendait la main en dehors des grilles pour quémander je ne sais quoi. Tous hurlaient. 

© Ludovico de Luigi
Le sol était couvert d'un tapis n'en finissant plus de de se dérouler, recouvrant à la vitesse de la marée les masegne des calle et des campi avec des cases imprimées comme au Monopoly. Tous ceux qui s'opposaient à la progression du tapis sur lequel avançait le cortège du maire suivi d'une foule de types en redingote noire et hauts de forme les poches débordant de billets de banque de toutes les couleurs. En décor de fond, se mêlant aux façades des palais du grand canal et des monuments que je voyais défiler, s'écrouler, se redresser, des montagnes de détritus avec à leur sommet les Pink Floyd et des diables qui ricanaient. Comme à mon habitude j'évitais les voies prises par les touristes pour aller mon chemin. Je devais me rendre chez des amis apparemment. Arrivé devant leur porte je tombais nez à nez avec le maire habillé en groom. Le palazzo était devenu une auberge de luxe. Aux fenêtres d'horribles vieilles édentées montraient leur poitrine siliconée en ricanant. Je me retrouvais devant Rosa Salva devenu un Burger King observant les frères dominicains d'en face que rudoyaient des policiers habillés comme les moudjahidines de Daech vers la basilique transformée en mosquée. Des livres et des tableaux brulaient au pied du Colleone.
J'avais faim, un passant édenté me recommanda le fast food : "ils donnent les restes aux résidents, vas y tu pourras trouver de quoi manger". J'allais pieds nus, comme les vénitiens que je croisais. partout des papiers de couleurs tombaient du ciel avec une seule inscription "Voglio vivere al paese". Et soudain un énorme flux de touristes déboula, emportant tout sur son passage. Je me réveillais au moment où un cri affreux emplissait l'air "le Mose, il a cédé, les touristes vont nous noyer !" Affreux, mais authentique, j'en étais retourné comme un gosse qui a vu de le diable dans son sommeil. Des hordes de touristes déboulèrent dans un grondement assourdissant, celui de centaines de milliers de valises à roulettes...


La bonne chère, les bons vins et nos débats de la veille sur comment faire pour sauver Venise mais aussi les autres métropoles menacées par le tourisme Unesco et la spéculation immobilière, comment lutter contre les puissances financières qui ne songent qu'au profits immédiats et se battent le coquillard de l'impact sur la nature, sur l'avenir des générations futures, sur la protection de la faune,d e la flore, des savoirs ancestraux, de la vie tout simplement... Ceux qui sont régulièrement à Venise le savent bien, le tourisme de masse, ces foules qui viennent à Venise sans vraiment savoir où ils vont ni pourquoi ils y vont, détruit peu à peu le tissu social traditionnel et emporte au passage les outils de la vie quotidienne. 

© Ludovico de Luigi
Plus assez de logements, plus de commerces de proximité, de moins en moins d'école et de services de soin et d'aide, de plus en plus de bâtiments publics cédés à des grosses compagnies pour en faire des résidences de luxe ou des hôtels... J'en passe. Certains des convives du fameux dîner prônaient la mise en place d'un numerus clausus. Les moins concernés disaient qu'augmenter fortement la taxe de séjour et limiter avec des contrôles draconiens la location de chambres et d'appartements aux touristes étaient la solution, d'autres proposaient de clôturer l'area marciana (la piazza, la basilique et le palais des doges) et d'y regrouper les boutiques de colifichets pour les touristes qu'on organiserait par strates, des basiques aux objets de grand luxe, et de mettre en place un accès payant et limité par jour. d'autres inventaient déjà un Veniceland à côté sur la terre ferme ou sur l'Adriatique, qui reprendrait les lieux phares en fac-similé : les campaniles, les palais les plus célèbres et y mêlerait un centre commercial comme on en voit surgir partout avec les mêmes enseignes, les mêmes estaminets, en soignant le côté couleur locale. Un fac-similé comme pour les grottes de Lacaux... R., le plus pessimiste annonçait avoir mis sa maison familiale en vente pour une somme rondelette, préférant acheter un studio en montagne, un appartement en bord de mer et une maison sur la terre ferme et offrir à ses deux enfants des études à l'étranger... "De toute façon nos enfants ne resteront pas. Il n'y a aucun avenir pour eux sauf à renoncer à vivre bien ou faire le gondolier, le serveur ou la femme de chambre" renchérit sa femme...
Rappelez vous la sombre prédiction d'Otto de Habsbourg que je cite souvent : "Prenons garde de ne pas laisser venir un monde qui feraient de nos enfants les garçons de café des touristes des grandes puissances" Combien il avait raison. c'est lui aussi qui décrivait, horrifié, la désertification des centres urbains historiques. "Voyez, nous disait-il, les magasins disparaissent les uns après les autres et bientôt il y aura partout à leur place des garages, des logements, des banques" prophétisait-il. Partout le libéralisme a grignoté la vie quotidienne, les moins bien lotis financièrement ont été chassés vers les périphéries et peu à peu on a ainsi tué les villes... La prolifération des tags et autres graffitis dans les rues de Venise n'est qu'une anticipation de ce que le centre historique est en train de devenir : un désert. Paradoxe bien triste, ce désert est parcouru chaque année par près de 30.000.000 d'individus qui piétinent en masse des lieux-symbole connus du monde entier : le pont Rialto, la piazza, la Riva dei Schiavoni devant le pont des Soupirs... San Marco est le sestiere de Venise où il y a désormais le moins de résidents... On parle depuis des années de permettre à ce tourisme de masse, ces hordes de barbares dont nous parlons depuis plus de trente ans de se répandre partout dans la ville, dans le but d'éviter l'étranglement du centre historique mais dont on sait bien que la vraie conséquence, loin de contenir le nombre de visiteurs, permettrait de l'accroître encore davantage, ne laissant bientôt plus un m² disponible pour la vie quotidienne de ses habitants, contraints de partir ou de résister... 


"Marinello chiude".
Ce furent les premières paroles que prononça un ancien voisin du temps où j'habitais Cannaregio, calle del'Aseo précisément. Marinello, c'est une institution. LE marchand de chaussures du quartier et d'au-delà. Installé juste à la fin de la guerre, le magasin fait partie depuis toujours du paysage commercial de Cannaregio. Au moment où j'écris ces lignes, je devrais mettre cela au passé car Marinello vient de fermer ses portes après plusieurs semaines de liquidation. Je venais juste de rentrer. Après quelques semaines en août avec ma fille et son ami, j'avais laissé Venise infestée de touristes juste avant la Mostra du Cinéma. Il y avait bien ces affichettes annonçant des soldes , mais je n'y avais prêté aucune attention. En novembre, c'était devenu notoire : le magasin allait fermer ses portes à jamais.Un de plus qui serait transformé en boutique pour touristes ou en restaurant...
J'avais connu le même choc il y a quelques années quand Petenello, le magasin de jouets et autres articles du campo Santa Margherita avait baissé son rideau. Un vrai chagrin tant ses vitrines remplies de jouets en bois, de petits objets adorés par les enfants, était une des composantes du campo. Ses rayons remplis de boîtes aux trésors et le vieux comptoir débordant de babioles où j'aimais farfouiller depuis toujours allait me manquer... Comme Petenello, j'ai toujours connu Marinello. Comme le marchand d'estampes près du Goldoni, le vendeurs de livres anciens sur le campo Santi Apostoli, et tel boulanger, tel charcutier, tel marchand de fruits, la minuscule rôtisserie près du Ghetto où certains jours les volailles à peine livrées attendaient leur triste sort dans des cages de bois sur le sol de la calle. Le seul endroit à l'époque où on trouvait des frites (maison) à emporter pour accompagner les poulets rôtis.
Installé par Bruno Marinello en 1946 à côté du Teatro Italia (transformé depuis peu en supermarché), après des années de chalandage à deux pas de là, avec son  Banco del Popolo sur le Rio Terà San Leonardo, le magasin devint vite une affaire familiale. Chaque jour après l'école, Bruno initiait ses deux fils Paolo et Robert qui reprirent l'entreprise après la disparition du fondateur. Le commerce devint vite prospère, surtout à partir des années 80 quand le magasin se modernisa et s'agrandit. Tout le quartier venait s'y chausser. Amateur de football et de basket, il fut le premier à proposer un choix complet de chaussures de sports. Il fallait monter à l'étage pour trouver le modèle convoité et toute la jeunesse sportive des environs grimpa un jour ou l'autre l'escalier du magasin. Ah les chaussures de foot de Marinello ! Le négoce devint vite le fournisseur des clubs sportifs du quartier, notamment l'Alvisiana de San Girolamo. Même le curé de la paroisse portait des tennis de chez Marinello sous sa soutane. Comme nombre de ses collègues d'alors, il n'hésitait pas à participer aux parties de foot ou de basket dans la cour du presbytère. Il suffirait d'interroger les gens de ma génération pour confirmer combien ce magasin était un passage obligé pour tous les garçons de Cannaregio et au-delà. Le nouveau tourisme a eu raison de l'affaire. La concurrence des magasins chinois, les franchises des grandes marques internationales, les centres commerciaux de la périphérie, tout cela mis ensemble a poussé les frères Marinello à prendre leur retraite. 
Renseignement pris auprès de Mattio, le fils de Paolo Marinello, il y aura un restaurant à la place des chaussures. Sic transit gloria mundi.

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