Dix-neuvième année - Nouvelle édition. Les Hors-Textes de Tramezzinimag :

23 décembre 2018

La disparition d'une grande dame du livre : Adieu Vilma Bertoni

Vilma Bertoni, propriétaire avec son mari Ezio Tarantol, de la fameuse Tarantola, la librairie du campo San Luca qui fut, pendant huit décennies, un lieu-phare de la vie intellectuelle vénitienne. La dame avait 90 ans. elle s'en est allée paisiblement, dans sa maison de San Zaccaria, entourée par ses deux enfants, Maria Rosa et Bruno, qui géra la librairie avec sa mère  après la mort du père. 

La pétulante signora Bertoni fut pendant de nombreuses années un personnage incontournable du livre de la Cité des Doges. Rentrer dans la Tarantola était un vrai bonheur. Je n'en suis jamais sorti sans un ou deux livres, souvent découvert grâce à la libraire.Nous y allions en bande et c'était toujours un moment formidable. uste en face, de l'aure côté du campo, Le café était tenu par Rosa Salva. le campo était l'un des lieux où nous nous retrouvions le soir, pour la passeggiatta. La Cassa di Risparmio était ma banque. J'ai toujours conservé le livret bleu avec le lion de Saint-Marc en relief. De l'autre côté, habitait l'architecte Michel Regnault de Lamothe. C'est lui qui m'amena pour la première fois à la Tarantola. Il venait récupérer un livre qu'il avait commandé. En l'attendant, je parcourais les rayonnages et découvrit ce jour-là la poésie de Mario Stefani que je devais rencontre chez Graziussi quelques années plus tard. Tout un univers cette libraire, et autour d'elle, ce campo. Après la fermeture de la librairie, la fille de la signora Bertoni ouvrit une boutique d'artisanat de qualité qui ne démarra jamais. Il y eut ensuite une boutique de verrerie faite en Chine, une sorte de bazar, quincaillerie discount qui ne fonctionna pas davantage et baissa rideau au bout de quatre mois... Quelques mois plus tard, en plein mois d'août, la librairie revint, spécialisée désormais dans les ouvrages sur Venise. Là non plus ça n'a pas fonctionné et pour la énième fois, le local a fermé...

10 décembre 2018

En dépit des barbares...

Le délicieux andante du concerto pour mandolines d'Antonio Vivaldi remplit la pièce dans laquelle j'écris de mille parfums joyeux. La tasse de thé fumant, et le jour dehors qui décline, le vieux chat qui dort sur la table à côté de moi, autant de petites choses qui me remplissent d'une joie tranquille. Le travail entrepris avance doucement. Il me faut parfois chercher la phrase exacte, celle qui correspond à l'idée venue soudain en pleine nuit ou dans la rue au milieu de la foule pressée. Parfois au contraire, les mots s'alignent naturellement et avec aisance sur la page. 

Kafka avec Otto Brod, le frère de l'ami de cœur
Je ne puis m'empêcher de sourire à cette question, jamais résolue, du pourquoi certains, dont je suis, ressentent l'impérieux besoin d'écrire encore et encore. Kafka dont la Pléiade édite une nouvelle édition des œuvres complètes, avait demandé - tout le monde le sait - à son ami Max Brod qu'il détruise après sa mort tout ce qu'il avait écrit et n'avait pas été imprimé, et que rien de son œuvre déjà publié ne le soit de nouveau. Comme le souligne la notice consacrée à cette nouvelle édition dans la Lettre de la Pléiade qui vient de paraître, « Ce qui lui importait, au fond, n'était sans doute pas que ses textes soient lus, mais le "simple" fait de les avoir écrits.»Et il est ensuite précisé : «Vivre - autrement dit "supporter "la maladie de la vie" - n'avait eu de ses à ses yeux que par l'écriture, même s'il n'était jamais parvenu à vire de l'écriture.» (p.16, Lettre n°64, sept-octobre 2018). 

Combien ces lignes résonnent à mes oreilles. L'acte d'écrire, le fait même d'écrire, voilà ce qui importe. Ce besoin m'est vital comme le sont l'eau pour les poissons, l'air pour les oiseaux et l'amour pour les petits d'hommes... Écrire n'est pas seulement dire et se dire. C'est inlassablement partir à la recherche d'une vérité intime qu'on perçoit mais qui file souvent entre nos doigts et nous laisse hagard au bord du chemin.  « Cette recherche d'une liberté de soi que seule l'écriture permet d'approcher et d'imposer quelles qu'en soient les conséquences » comme l'énonçait Michel Abescat à propos du roman d'André Aciman, "Appelle-moi par ton nom", (réécriture et réédition de la version originale du roman "Plus tard ou jamais")... Oser ainsi, au fil des pages, livre après livre, une sorte d'autoportrait crypté, les masques de la fiction servant à faire tomber un à un ceux de la vie réelle. combien le lecteur y gagne. mais combien aussi celui qui écrit y trouve la paix de l'âme. 

La suave mélodie du Largo du concerto pour luth, violons et continuo de Vivaldi qui accompagne mon travail maintenant est-elle pour quelque chose dans ces considérations bien éloignées de ce que j'avais l'intention d'écrire sur Venise et ses malheurs ?L'après-midi s'éteint doucement. Partout autour de la maison, les fenêtres s'illuminent peu à peu. La rue est animée encore, le luth rythme ma pensée. le chat s'est réveillé. il attend son dîner. Mes pensées s'égarent devant les derniers nuages roses et violets qui se laissent admirer avant que la nuit se fasse totalement noire. 

Il y a une semaine, le joli palcoscenico que je vois depuis mon appartement ressemblait à une scène de guerre, des feux partout, les vitrines saccagées, des hélicoptères qui tournaient au-dessus de la Porte de Bourgogne, des sirènes et plusieurs milliers de gens vêtus de noir, munis de bâtons, de  bouteilles, prêts à en découdre, les policiers, les blindés de la gendarmerie, des débris partout et dans l'air cette odeur pestilentielle de caoutchouc et de plastique brûlé. Désolation et bêtise. Des groupes de badauds filmaient ou prenaient des photos. Ailleurs les magasins étaient pillés. Enfermés dans certains magasins derrière leur rideau des commerçants tremblaient que le feu, la casse ne les atteigne aussi. A deux pas, sur les places environnantes, l'ambiance habituelle des samedis soirs, les terrasses pleines de monde, des musiciens, des rires... Et l'avenue livrée au pillage, les bancs qui brûlaient, les banques et la poste vandalisées, les panneaux publicitaires et les abribus en miette. Partout des gens aux fenêtres. De quoi avoir peur mais en même temps on avait l'impression que tout cela était irréel. Comme une scène de tournage. Des centaines de figurants, une certaine harmonie parmi la foule. J'ai même croisé des familles avec des enfants qui commentaient en regardant les feux qui avaient été allumés un peu partout, quasiment à chaque coin de rue. Puis la police est arrivée, lentement, presque en silence et la foule des manifestants, les casseurs et les badauds ont reflué vers les quais et les rues adjacentes... 
 
Voir cela sous ses fenêtres m'a paru invraisemblable. Surréaliste. Artificiel aussi. Puis la rue est devenue déserte. En face un joli banc tout neuf se consumait lentement. Plus un seul panneau n'était en place, l'arrêt de bus avait disparu, les poubelles fondues. Les pompiers sont arrivés, en même temps que les services de nettoyage. La première chose a reprendre vie et forme, a été le panneau publicitaire électronique, puis les plots, puis les cendres et les braises ont été enlevées, le sol lavé. Dimanche toute la journée des ouvriers se sont affairés. La rue est redevenue ce qu'elle était auparavant. On n'est pas une ville dévolue au tourisme UNESCO pour rien. La vie a repris avec un peu moins d'entrain. tout le monde était un peu sonné. Tout le monde pensait à la même chose : et si cela recommence ? Et si des excités s'en prennent aux habitations, à tous ces petits commerces ?  Et si un cocktail molotov ou une grenade pénétraient à l'intérieur d'un appartement et y mettait le feu ? 

Envie de fuir cette réalité urbaine à laquelle personne ne s'attendait. Envie de se boucher les oreilles. Envie de laisser la ville pour ne plus jamais y revenir. Envie aussi de quitter ce pays qu'on reconnait de moins en moins chaque jour, où le premier magistrat débite des propos sans une once de cœur ou de sincérité, personnage falot que personne désormais ne croit plus, représentant d'une caste coupée des réalités des peuples, de leurs aspirations et de leurs souffrances. Les amis vénitiens qui ont vu les images de ces scènes d'apocalypse m'ont pressé de rentrer et l'un d'entre eux, pour me faire sourire, m'a dit « Allez, reviens-vite. On va s'organiser pour que cela n'arrive pas ici et pour cela on va faire en sorte que la Terraferma redevienne une île. Nous allons démolir le pont qui nous relie au reste du monde et reprendre notre vie là où Buonaparte et ses complices autrichiens l'ont interrompue ! » De quoi sourire effectivement. Ce serait tellement bien. Laisser dériver ce monde qui se meurt étouffé par ses objectifs dérisoires et dangereux pour l'homme, pour la démocratie et pour la nature. Il est bon de rêver et de plaisanter quelques fois. Cela évite de pleurer comme j'avais envie de le faire dimanche après le pitoyable discours de celui que nous avons pour président. Somme toute, nous ne sommes pas les plus mal lotis. Les américains se coltinent Trump, les anglais ont cette pauvre Mrs May qui n'en finit pas de tenter de sauver le Royaume Uni après Cameron qui avec son référendum, a fait imploser l'Europe, les chinois et leur tyran à vie qui voudrait imposer une dictature universelle et dénie tout autre droit à l'humanité que le droit au développement, L'ignoble Salvini et les autres excités incapables qui sont au pouvoir en Italie, en Pologne, en Finlande, en Turquie, Poutine qui étouffe l'âme russe en prétendant la faire rayonner... Je ne parle pas souvent «politique», mais ce qu'on aperçoit quelque soit le pays où nous portons le regard, est loin d'être réjouissant. Nulle part des êtres d'exceptions, inventifs, courageux, honnêtes. Seuls l'argent et le profit guident leur pensée. Écœurant. 

L’Église, ou du moins certains prélats éclairés dans l’Église, des êtres rayonnant d'amour, a pu parfois au cours des siècles former un rempart contre l'immonde. Ces esprits bienveillants et aimants s’ouvraient aux idées nouvelles chaque fois que celles-ci pouvaient contribuer à améliorer la condition humaine, alléger les fardeaux et prolonger l’enseignement de paix et d'amour du Christ. Qu'en est-il aujourd'hui ? Qu'est devenue la joie, et qu'en est-il de l'empathie, de la douceur ? De la paix ? L'impression parfois que le diable nous taraude, sans cesse à l'affût pour précipiter notre monde dans la haine et l'égoïsme... La course effrénée pour le profit, la quête sans fin du progrès sensé nous apporter le bonheur, le développement permanent, la consommation, ne sont-ce pas après tout que les manifestations de ce sentiment mortifère qu'est l’égoïsme ?

L'andante du concerto pour hautbois de Marcello m'emporte du côté de Sant'Anzolo, le campo sur lequel je vis quand - pas assez souvent - je suis à Venise. Qui se souvient encore que la famille du compositeur avait reçu le privilège d'y faire étendre tout le linge de leur Maison et celui de leurs affidés. Les archives de la Sérénissime regorgent d'informations sur de multiples petits faits survenus longtemps avant la chute de la République en raison de ce droit dont la famille Marcello usa et abusa. Depuis la pauvre veuve dont le mari et le fils trouvèrent la mort avec leur maître Lorenzo di Andrea Marcello dans la fameuse expédition des Dardanelles, qui s'arrogea le droit d'étendre son linge sur le campo et faillit finir en prison pour ce délit jusqu'aux voleurs qui faisaient régulièrement main basse sur les belles nappes brodées, les jupons de coutil et les tentures de soie brodée qu'on y faisait sécher. Le lucre, depuis la nuit des temps, rend l'homme à la sauvagerie. C'était déjà comme ça autrefois, ce sera hélas toujours pareil demain. Combien cela est attristant que de constater la bêtise humaine sans cesse améliorée, sans cesse revenant, sans cesse plus dangereuse... Faut-il en arriver à espérer que ces temps violents et imprévisibles marquent le début de la fin pour l'humanité ? faut-il appeler de nos vœux un monde où la nature reprendrait le dessus sur les milliers d'années de présence humaine ? Dieu, s'il existe, n'est-il pas en train de se lasser de cette créature en laquelle il a été le premier à croire et qui passe les siècles à cracher sur les valeurs qu'il a mis dans nos cœurs ? A regarder s'agiter les dirigeants politiques, les journalistes et les intellectuels de salon, les étudiants, les kurdes, les protecteurs de la cause animale, et maintenant une nouvelle variété de marsupiaux brouillons mais déterminés, baptisés "gilets jaunes" (horrible couleur que le jaune !) ici, les antifas là et les néonazis un peu partout, les décervelés de l'Islam et les faucons juifs, les lobbyistes malhonnêtes, tous font avancer irrémédiablement notre civilisation, voire l'humanité toute entière, vers l'échéance finale...

Venise qui a toujours était un laboratoire, pour le pire comme pour le meilleur, devrait être surveillée de près. Sa chute, hélas prévisible si rien n'est fait à l'échelle du monde - les italiens ne feront jamais rien et certains à Rome aimeraient bien qu'elle disparaisse à jamais - ne sera que le prologue à la chute de l'Occident, des valeurs qui sont les nôtres, de notre culture, de notre art de vivre et de nos libertés. Mais d'aucuns crieront, une fois encore, au pessimisme et au mauvais esprit. J'aimerai tellement que la réalité contredise mes propos pourtant depuis plusieurs décades, les faits sont là et l'issue patente... En attendant, il nous faut continuer à l'aimer cette Venise comme on aime notre civilisation. Il nous faut la défendre comme on défend nos valeurs. Avec toute notre énergie et veiller. 

Veiller à ne rien lâcher, à ne pas trahir par faiblesse et facilité. Lutter contre ceux qui veulent qu'on oublie les arts libéraux qui ont forgé notre culture, ceux qui crachent sur la Princesse de Clèves et les auteurs grecs, ceux qui veulent tout mettre entre les mains de la finance et de la technique, ceux qui méprisent l'homme et sa liberté, ses droits à la différence, à l'oisiveté, au rêve. Lutter contre ceux qui ne voient dans l'homme que des petits soldats, des esclaves ou des clients qu'on gave d'hormones et d'OGM, ceux qu'on abrutit de mauvaises nouvelles, de publicité et à qui on apprend la peur, voire la terreur (gloups, attention les enfants, le terrorisme nous menace - Aïe aïe aïe, Mamma, gli turchi !), ceux dont qu'on veut le plus ignares possible... Lutter pour que la Beauté, le don, la grâce soient les vertus cardinales d'un monde plus juste, plus fraternel et plus beau. Lutter pour chasser les pisse-vinaigres, les culs-de-plomb, les adorateurs de Mammon... 

Venise est, comme cela a toujours été, un poste d'avant-garde. Ce qu'on y invente chaque jour, par l'énergie et la volonté d'une minorité, le plus souvent mal vue, éloignée des sphères du pouvoir en place, permettra peut-être d'éviter la catastrophe finale. Il se pourrait qu'un modèle nouveau, spontané, transformable, vraiment équitable voit ainsi le jour qui donnera des idées au reste du monde...
A Tramezzinimag nous y croyons !

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09 décembre 2018

"Vincere scis, victoria uti nescis"… Je ne suis pas Hannibal.

Une très vieille dame avec laquelle j’ai passé le plus clair de mon temps ces dernières semaines pour la mise en page et la réécriture d’un sien recueil de nouvelles et dont la jeunesse d’esprit, l’intelligence du cœur et la finesse de jugement n’en finissent jamais de me surprendre, un de ces êtres dont la proximité nous éclaire et les propos régalent, me rappelait la phrase du général carthaginois Hannibal qui vainqueur à Cannes abandonna l’idée de marcher sur Rome. C’est de Rome justement que m’est venue l’idée de ces lignes où je m’épanche un peu sur mes petites victoire et de l’usage qu’il faudra – faudrait – en faire…

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Contraint par différentes obligations qui m’ont empêché de passer ces quarante jours à Venise auxquels j’aspirais depuis l’été dernier, je devais choisir entre deux attitudes celle qui m’éviterait de « péter un câble » comme diraient mes enfants et de renoncer à elle. La première, spontanée et somme toute naturelle, née du dépit et de la colère, pouvait être les jérémiades. M’épancher auprès de mes fidèles lecteurs sur le chagrin qu’induit pour moi l’éloignement de la lagune, décrire ma lassitude devant le combat qu’il me faut mener avec moi-même autant qu’avec l’impitoyable système qui régente notre monde, dur, implacable et aux décisions sans appel, qui se fait appeler le principe de réalité, manière de dire « malheur à ceux dont le cœur ou les idées se révèlent largement au-dessus de leurs moyens » ... Pour faire court et pasticher Jean dans le Livre de l’Apocalypse (Chap. III - v.16), et reprendre ce que j’avais écrit dans un périodique étudiant, alors que j’étais encore membre de la caste des Nantis, « Ainsi, parce que donc ton compte en banque est tiède, et que tu n'es ni riche ni puissant, je te vomirai de ma bouche », baisser les bras parce que les moyens manquent à mes ambitions et que le sourire méprisant des pharisiens devient insupportable. Une possibilité mais bien méprisable. Égoïste aussi, car après tout, les lamentations ne sont rien d’autre qu’un apitoiement sur soi qui éloigne les autres et fait peur. Un enfermement qui nous victimise et s’avère souvent dangereux. Et puis, souvent aussi, un moyen bien pleutre de lutter contre nos terreurs, celle d’échouer, celle de réussir, celle de n’être pas à la hauteur, celle de ne pas être aimé ou assez aimé… 

Réagir et rebondir, in spite of (en dépit de tout), est la seconde posture. Celle que ma nature, Dieu voulant, impose toujours à mon esprit. Souvent après d’âpres combats intérieurs je dois l’avouer, mais toujours avec cette petite lumière qui brille au fond de mon cœur. C’est le choix que j’ai fait en laissant de côté mes doutes et mes hésitations. Quelques appels téléphonique, l’aide d’internet et de mes modestes réseaux, et me voilà comme en croisade. Voyage express à Rome pour prendre l’avis et la position des autorités culturelles officielles, deux belles rencontres pleines de promesse, communauté de pensée et de goûts. De quoi regonfler à la fois mon enthousiasme et la certitude que mes idées, mes projets ne sont le doux rêve sur lequel ironisent certains culs-de-plomb enfermés dans leur monde au bord de l’effondrement. Dans la joie de cette remise au point intérieure, le détour par Venise. Quelques heures. Comme un voleur. Sans prévenir personne. Le besoin de fêter avec moi-même cette victoire qui n’est peut-être qu’une bataille gagnée sans aucune garantie que la guerre soit gagnée. Mais après tout, devant l’impermanence des êtres et des choses, ce qui pourrait n’être une fois encore qu’une fantasmagorie, m’a revigoré et nourrit ma plume. A l’image de la Sérénissime elle-même, quand on la parcourt dans le silence de la nuit, sous une lune que voile la brume ou en plein été, quand il fait tellement chaud que tout semble désert et que l’air est rempli de mille parfums dorés. 

C’est ainsi que je me suis retrouvé, presque mécaniquement dans la Frecciarossa de 17h30 qui me déposa à Santa Lucia un peu plus de trois heures après. Juste assez tôt pour me régaler de cichetti et boire quelques calice de Soave dans mon osteria préférée, et entreprendre une fois encore, comme je le fais toujours depuis mes vingt ans, la nuit, avec le même accompagnement musical, cette version du Gloria et du Magnificat de Vivaldi par Riccardo Muti. La durée de l’enregistrement me permet, en marchant comme sur un nuage, d’aller d’un point à l’autre de mon parcours habituel qui varie selon les saisons. L’essentiel est de marcher seul, longtemps et tard à travers les rues, les campi et les fondamente de la cité des doges. Le meilleur remède à la mélancolie, la tristesse ou le doute. Beaucoup de mes pages ont été conçues sur ces trajets. J’ai essayé un jour de les comptabiliser, comme on le fait parois de celles et de ceux que nous avons aimé depuis la toute première fois où notre cœur a chancelé. Impossible bilan auquel j’ai vite renoncé. Il faut bien parfois se résoudre à des renoncements - je veux parler des trajets, pas de mes amours bien entendu… Être chez moi, dans ma ville, mon univers, sans chercher à voir personne, sans rentrer à la maison (je n’avais même pas pris les clés avec moi d’ailleurs), se sentir comme un passager clandestin, ou un naufragé qui retrouve la terre ferme. Visiteur, touriste de l’intérieur. Aller, sans hésiter jamais et se laisser porter par l’habitude, passer par des endroits qui ont compté, qui m’ont construit, élaboré, changé, sauvé… Des lieux où j’ai été, tour à tour ou à la fois, heureux, malheureux, joyeux, exalté, désabusé, comblé, abandonné… Toute la force et l’énergie retrouvée de l’imprévu et de l’inattendu qui portèrent ma jeunesse et m’ont permis de toujours garder à distance les chagrins et les peines… De l’importance de la légèreté pour être heureux. Du très mal vu aujourd’hui par les rancis timorés et les culs de plomb, n’est-ce pas ? 

Au petit matin, épuisé, plein de courbatures mais profondément en paix, le temps d’un macchiato à San Giovanni e Paolo, la douce volupté du liquide parfumé et bouillant, le croissant encore chaud, quelques échanges avec les serveuses, puis une toilette rapide et le retour à Rome pour ne pas rater l’avion qui devait me ramener à la réalité de mon exil provisoire. La tête pleine de nouvelles idées, l’esprit satisfait par ce qui a été posé, j’étais guéri du chagrin de n’avoir pu vivre ma douce quarantaine initialement prévue. Les effluves délicieuses de cette escapade, secrète et un peu folle, comme j’en faisais du temps de ma jeunesse, m’ont accompagné pendant quelques jours. J’avais avec moi un seul livre, L’été vénitien de mon ami Francesco Rappazzini dont il faut absolument que je parle dans les prochains jours. C’était un peu de notre passé vénitien que j’étais allé retrouver… 

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Gloria et Magnificat de Vivaldi. Teresa Berganza, Lucia Valentini Terrani,
New Philarmonic orchestra & Chorus dirigé par Riccardo Muti.
Enregistrement EMI,
1970 (remastérisé en 1999).

L’été vénitien
par Francesco Rappazzini
Éditions Bartillat,
2018.

02 décembre 2018

Carnevale 1729, un concert à Venise est un émission présentée par Donna Leon, diffusée par ARTE le 18 novembre dernier  et qui est disponible sur le site de la chaîne jusqu'au 24 mai 2019. L'occasion pour Tramezzinimag de proposer à ses lecteurs une promenade dans la Venise de cette année 1729...

Un jour de février 1729 à Venise. 
Alvise III, troisième du nom et sixième issu de la famille Mocenigo, ancien chef de guerre, est doge depuis sept ans. Son règne est paisible et  pacifique. La République est en déclin, l'économie n'est pas très florissante mais elle demeure un lieu admiré, un état craint et respecté. Buonaparte et la révolution française n'ont pas encore été inventés ! Le doge fait paver la Piazza, rénove de nombreux bâtiments. On lui doit la piazzetta qui garde encore l'aspect qu'elle avait dès sa réorganisation en 1722 avec les deux superbes lions de marbre rouge de Cotanello réalisés par Bonazza, que Mocenigo offrit - payé de ses deniers - à la Sérénissime. 

C'est le début de la soirée. Un jeune homme de belle apparence sort du Sturion. La taverne est déjà pleine de monde. Des commerçants et des artisans pour la plupart. C'est l'une des osterie le plus à la mode de la ville, à deux pas du Rialto. L'une des plus anciennes aussi. Le jeune homme se nomme Ludovico Ughi. Il est heureux. Le Sénat vient de lui octroyer une somme rondelette pour son plan détaillé de la ville, qu'il a présenté le matin même au Palais. Venise est resplendissante. C'est le temps du carnaval, et la République s'apprête à sortir ses plus beaux atours. La Ruga di Ca Vidal est presque vide. Ughi devise joyeusement avec son ami Alvise Valvasense. Ils se connaissent depuis l'enfance. C'est grâce à lui que Ludovico a pu faire imprimer sa carte à San Giuliano, chez le plus grand graveur de la République, Giuseppe Baroni, fondateur et administrateur de la Guilde des graveurs. Le maître a accepté d'imprimer le plan dans des délais incroyables et ce matin, ils étaient tous chez le doge qui les félicita et passa commande. Joie et fortune pour Ludovico qui vient de fêter la commande avec plusieurs pichets de vin de Malvoisie. L'atmosphère est joyeuse aussi dans les rues avoisinantes. Carnaval s'immisce déjà dans les esprits, il délie les pensées les plus moroses et allègent les esprits chagrins. Pendant plusieurs semaines, les masques vont se répandre partout. Bien que tout soit en train de vaciller et que bientôt le vieux monde s'écroulera, personne encore ici ne s'en préoccupe... 


Au diable la montée des prix et les taxes qui flamboient, on ne pense qu'aux spectacles qui vont se succéder pendant les prochains mois, jusqu'au début de l'été. Le programme en cette année 1729 est impressionnant. Grandes fêtes, concerts et surtout des opéras. Ils ne seront pas moins de sept cette année. Du jamais vu et que des grands noms. Metastase en a écrit plusieurs dont des inédits et c'est la star du moment, le jeune et tonitruant Farinelli qui en sera la vedette. Le castrat déjà célèbre restera plusieurs semaines à Venise. La saison lyrique promet d'être exceptionnelle avec notamment la création de sept opéras et les débuts du célèbre castrat Farinelli. Pour fêter sa commande, Ludovico a prévu de se rendre au théâtre Grimani, à San Giovanni Crisostomo, qui deviendra plus tard le Malibran. Les jeunes gens discutent gaiment en chemin. Les filles et les garçons sont beaux, quelques masques les abordent, les rues embaument déjà. Au détour de la rue qui mène au campiello où il vit, Ludovico croise un groupe de gens pressés, il est soudain entouré d'une douce odeur, un mélange délicat de rose et de muguet. Un petit groupe de gens élégants et masqué bavarde devant l'entrée de la Corte del Leone Bianco, sorte d'antichambre all'aperto de l'auberge la plus courue de Venise, Il Leone Bianco, aménagé depuis des années Ca'da Mosto. Parmi eux, un jeune homme, assez grand et très distingué. Il émane de lui une odeur de violette musquée. A côté de lui se tient, petit et grassouillet, Adalberto, le régisseur du théâtre qui sert aussi de chambellan et de guide auprès des artistes invités. Il connait bien Ludovico et son ami  Alvise. Depuis l'école. Il fait les présentations. 
 
Portrait de Farinelli
Le jeune monsieur distingué n'est autre que Carlo Broschi dit Il Faranelli, la vedette du moment ; à peine âgé de 24 ans, le chanteur dont tout le monde parle et qui fait se pâmer les dames comme les messieurs dans toute l'Italie, du royaume de Naples aux Etats pontificaux, de Toscane au Comté de Nice, est sans aucune équivoque, le meilleur chanteur de son époque ; celui dont tout le monde parle. 

Il est là, en face de Ludovico et de ses amis. D'abord interdits, les jeunes gens se plient rapidement en deux, dans un salut comique que n'aurait pas désavoué Arlequin. Farinelli est très aimable. Il semble ne voir aucune moquerie dans cette attitude et répond aux salutations par une courbette aussi profonde. Tous éclatent de rire en même temps. La glace est rompue. Le chanteur partait souper chez son protecteur à Venise.  Qu'à cela ne tienne, tout le monde est invité à suivre le célèbre castrat. Et le lendemain, tous se retrouvèrent pour assister à la première de l'opéra Catone in Utica sur un livret de Métastase et une musique du compositeur Leonardo Leo ( diminituf de Lionardo Oronzo Salvatore de Leo ) dans lequel Carlo Broschi interprète Arbace. Ludovico et Farinelli resteront amis tout au long de leur vie. Il y a quelque part dans le monde un exemplaire du plan de Ludovico Ughi, dont le titre exact est "Iconografica Rappresentazione della Inclita Città di Venezia Consacrata al Reggio Serenissimo Dominio Veneto", qui porte le nom de Carlo Broschi detto Il Farinelli écrit en forme de dédicace par l'auteur Ludovico Ughi. Cette carte, assez rare à trouver, se négocie aujourd'hui - en dépit de l'écroulement du marché des antiquités et des livres et papiers anciens, jamais moins de 1.500 euros. Gageons que l'exemplaire ayant appartenu à Farinelli, s'il existe encore, vaudrait 100 fois plus ! Mais ne nous arrêtons pas à ce genre de considérations bassement matérielles !


Carnevale 1729, un concert à Venise.
Dans l'écrin du très rococo palazzo Zenobio, longtemps collège arménien, Dans un concert privé donné au palais Zenobio, la mezzo-soprano Ann Hallenberg, accompagnée par l’orchestre Il Pomo d’Oro, dirigé par Zefira Valova, interprète les plus grands succès lyriques de cette année éblouissante. Au début du XVIIIe siècle, le carnaval de Venise rayonne bien au-delà de la lagune. Dissimulés derrière des masques, les Vénitiens et des voyageurs venus de toute l'Europe festoient, dansent, écoutent de la musique. La saison 1729 est exceptionnelle avec notamment la création de sept opéras et les débuts du célèbre castrat Farinelli. Une page d'histoire mémorable racontée aussi, entre deux pauses d'archets, par la romancière Donna Leon, qui a fait de la cité des Doges le cadre de ses enquêtes policières. 
Pour visionner la vidéo sur ARTE : c'est ICI.

30 novembre 2018

Chronique de Venise en novembre : La Madonna della Salute


Pour ma tante Randi. 
In Memoriam.

Chaque 21 novembre depuis le XVIIe siècle, les vénitiens rendent un hommage solennel à la Vierge Marie, adorée spécialement en ce jour pour avoir mis fin à la terrible peste qui décima la population de la Sérénissime en 1630. Émouvante et joyeuse fête qui rassemble les vénitiens qui viennent en famille ou entre amis de l'aube à tard dans la nuit.

Jeunes et vieux, croyants ou non, tous se rendent à la basilique de la Salute en empruntant le pont de bois qui enjambe le grand canal pour quelques jours. Tous vont vers la Madonna della Salute, la Mesopanditissa. Enchâssée dans le grand autel en marbre avec sa somptueuse sculpture de marbre réalisée par le sculpteur flamand Giusto le Court où la vierge apparaît tenant dans ses bras l'Enfant-roi, accompagnée d'un groupe d'anges qui chassent la peste sous le regard d'une femme en prière, allégorie de la ville de Venise invoquant l'intercession de Marie, l'icône, très aimée par les vénitiens, fait l'objet d'une grande vénération,  depuis que le doge Morosini décida de l'exposer dans le sanctuaire en 1670 dont elle est depuis le symbole.

Le pont de bateau, inauguré la veille par le cardinal Francesco Moraglia, patriarche de Venise et le maire Luigi Brugnaro, voit ainsi passer des dizaines de milliers de pèlerins qui portent avec eux un cierge que la plupart ramèneront chez eux pour protéger la santé de eux qu'ils aiment ou veiller à la guérison de leurs malades. L'usage est de les allumer autour du maître-autel où une messe est célébrée toutes les heures. La foule reste dense toute la journée. Les policiers, très nombreux depuis quelques années, en uniforme autour de la basilique ou en civil parmi les fidèles, veillent à maintenir la circulation. À certains moments, il y a tellement de monde, qu'ils doivent organiser un sens, brandissant des panneaux indiquant le sens autorisé ou interdit. Tout cela se fait dans la plus grande sérénité, paisiblement et joyeusement. Il s'agit vraiment d'un moment de fête, un de ces temps aimés quand on se retrouve volontairement entre parents ou amis.Les touristes qui pour la plupart ne savent pas ce qui motive ce grand mouvement de foule semblent un peu hagards. Certains s'éloignent effrayés ou, comme le disait une dame en prenant le bras de son mari : "N'y allons pas. Laissons-les !". "Mais pourquoi donc ?" Répliqua l'homme. "Par pudeur." fut sa (jolie) réponse. 

Cette solennité n'a rien d'artificiel et, tout comme le Redentore, autre grande fête traditionnelle, rien ni personne ne l'a dénaturée. Traditionnel moment de retrouvailles d'un peuple aujourd'hui réduit en nombre mais qui resté attaché à ces traditions ancestrales. Toutes les générations s'y retrouvent dans un même entrain et une piété commune, témoignage que l'âme authentique de Venise coule encore dans les veines de son peuple. Joyeux témoignage d'authenticité et de vie dans un monde qui se délite, où des forces implacables sont en mouvement qui poussent à l'uniformisation des usages et des goûts et grignotent inlassablement nos différences et nos libertés au nom du profit et de l'ambition de quelques uns.

Voir les petits vénitiens tenant fièrement ces ballons gigantesques ballons qui flottent partout dans la foule et qui se régalent avec leurs parents de pommes d'amour rutilantes, de marrons grillés, de massepain et de nougat, entendre les rires, et plus revigorant encore, entendre tout ce peuple s'exprimer en dialecte, tous milieux sociaux et âges confondus, mais quel bonheur. Quelle joie. Quelle fierté aussi. En rentrant chez moi, hier soir après la prière de clôture dite par le patriarche dans une basilique noire de monde, après être passé par la sacristie où autour du patriarche, prêtres, séminaristes et enfants de chœur quittaient leurs vêtements sacerdotaux au milieu des bénévoles qui vendaient images pieuses et chapelets, après m'être recueilli comme des centaines d'autres derrière le maître-autel, après avoir admiré les somptueuses noces de Cana du Tintoret et le groupe de saints autour de Saint Marc du Titien et ce Saint Sébastien de Basaiti qui vole haut sur l'une des parois de pierre blanche de la sacristie, deux des tableaux qui ont illuminé mes années d'étudiant à Venise, après avoir traversé le cloître du séminaire, c'est une immense paix que je ressentais. Les marchands de gourmandises et d'objets religieux rangeaient leurs marchandises, des groupes de passants se répandaient partout, tout résonnait de joie et de paix. 

Rare moment de grâce qu'on retrouve aussi à la Saint Martin quand les enfants se répandent dans les rues, le soir du Redentore quand flotte sur le Bacino di San Marco tout l'esprit festif des vénitiens... Mais aussi chaque jour après l'école à San Giacomo, à Santa Maria Formosa, ailleurs encore, et le soir pour la passeggiata à San Luca ou a pied de la statue de Goldoni et plus tard du côté de la Misericordia, la Movida estudiantine... En dépit des hordes de touristes, vivre à Venise est et demeure un bonheur. 



18 novembre 2018

Ma Venise gourmande

La cuisine vénitienne et ses spécialités, tout le monde connait. Risotto à l'encre de seiche, bacalà mantecato, spaghetti aux clovisses, pasta fagioli, risi bisi, et tant d'autres plats délicieux s'offrent aux amateurs de bonne chère un peu partout. On parle moins souvent des douceurs traditionnelles, ces desserts qui sont pour les vénitiens autant de réminiscences des goûters et des fêtes de leur enfance. 

Le mois de novembre qui est déjà bien entamé, offre par exemple, l'occasion de goûter des pâtisseries traditionnelles. L'une est dégustée le jour des défunts, on la nomme la Fava dei morti. elle n'est pas spécifique à Venise mais on la prépare dans la région d'une autre manière qu'ailleurs dans la péninsule.

© CSI MultiMedia by Cristina Bruno e Alfredo Pustetto - .
Viendra ensuite les pains d'épice à l'effigie de Saint Martin que les enfants s'arrachent et qui décorent joliment les vitrines pour la fête du saint, le 11 novembre. Vous trouverez ICI la page d'un site fort sympathique qui en donne la recette mais aussi un modèle pour réaliser le moule. Remerciements aux auteurs au passage pour l'emprunt de l'image mais aussi pour leur site !)

Puis l'hiver sera là, le pandoro et le panettone feront leur apparition, on se régalera de zabaion à la maison, de crema fritta et la froidure ramènera les bonnes odeurs qui s'échapperont des fourneaux, celles de la torta della nona ou de la tarte aux amandes... 

Bien qu'un certain nombre de lieux mythiques aient disparu, les pâtisseries sont encore assez nombreuses à Venise. Certaines sont très réputées. en voici un petit guide, établi selon nos préférences et qui ne concerne que le centro storico. Il y a en a aussi de très recommandables à Mestre, au Lido et ailleurs dans les environs. Mais celles que nous vous présentons sont faciles d'accès, vous les trouverez au fil de vos pérégrinations dans les rues de la Sérénissime. Avec le temps du chocolat chaud, l'envie de cappuccino bien mousseux, les tiramisù, les strudels et kiffels et autres pastine exercent une forte attraction. 


Pour vous mettre en bouche, et parce que ce joli dimanche, froid mais ensoleillé que nous venons d'avoir, m'a donné des envies de cuisiner, j'ai servi aujourd'hui pour dessert du repas dominical, le fameux Flan Nanny (déjà présenté sur le blog avec d'autres recettes de saison. Le lien est ICI). Point besoin de mesures exactes. il s'agit de faire du porridge avec des flocons d'avoine, du sel et du sucre, de l'eau et du lait (à l'irlandaise) ou seulement du lait, de la vanille, et, quand celui-ci est cuit, y ajouter délicatement des blancs battus en neige bien ferme avec du sel et du sucre, et en dernier du rhum, selon les goûts. mais c'est meilleur quand on sent bien le parfum du bon vieux rhum. Cette fois-ci, pour changer, j'ai remplacé la vanille par de la cannelle. On met l'appareil au four - J'ai choisi la formule individuelle qui cuit plus vite qu'un grand moule à soufflé - à feu vif, le temps que le dessus prenne une jolie couleur dorée et que les blancs cuisent. Attention à ne pas laisser trop longtemps sinon on se retrouve avec une sorte de gâteau un peu sec. Si cela arrivait, il vous suffit de rajouter immédiatement au sortir du four quelques cuillères de lait battu avec du rhum. Le flan Nanny est délicieux quand il est onctueux, solide et consistant mais assez souple et crémeux en bouche sans être liquide. Il ne faut surtout pas ajouter au porridge les jaunes qui à tous les coups transformerait votre préparation en cake. C'est aussi bien bon avec des raisons secs. C'est meilleur servi tiède. Will, mon jeune hôte britannique gourmand, a décidé de le baptiser le pudding Lorenzo.

24 octobre 2018

Work In Progress : TraMeZziniMag II cherche son look

C'est toujours la même chose. Posons les faits avant de lancer le débat : D'un côté, votre serviteur avec des idées plein la tête, le temps qui semble manquer pour tout faire, un projet éditorial en train de voir le jour avec l'aide d'une toute petite équipe, réduite mais efficace et mille choses à faire donc. De l'autre côté, vous, nos chers lecteurs, souvent fidèles (certains abonnés suivent Tramezzinimag depuis mai 2005 !), vous qui êtes les premiers concernés par ce qui vous est donné à lire, par ce projet éditorial aussi, puisque tout cela vous est destiné. 

L'ogre Google - ou un (robot) crétin à sa solde, en faisant disparaître corps et biens il y a deux ans maintenant le plus gros des billets rédigés du premier Tramezzinimag, a avalé aussi plus de 250 abonnés, et réduisant le lectorat quotidien de plus de 60%... Coup dur dont nous nous sommes remis. Le premier choc digéré, la plaie cautérisée et la rage avalée, nous avons bravement remis la machine en route au son de l'ouverture de Tannhaüser, les fenêtres grandes ouvertes sur le campo qui a résonné plusieurs fois des violons de Wagner après ceux de Vivaldi, le volume peut-être un peu fort certaines fois - sans pour autant faire vaciller davantage le campanile storto de Santo Stefano voisin, qu'on se rassure ! - et vous êtes de Tramezzinimag.  

Mais l'éradication du premier blog entraîna aussi la disparition de ce que l'on nomme en langage informatique le template, le modèle, la charpente d'origine de Tramezzinimag. Nous avons alors pensé qu'il était peut-être temps de faire évoluer l'aspect de votre magazine. De nombreux commentaires au fil des mois ont renforcé l'idée que Tramezzinimag II s'avérait moins lisible, moins convivial. Plusieurs personnes nous ont gentiment fait part de leurs idées, nous ont donné des conseils. Le fonds noir, l'écriture blanche ne plaisaient guère, la couleur orange - un symbole pour nous - n'a pas non plus les faveurs de certains...

C'est pourquoi aujourd'hui, Tramezzinimag se présente à vous dans une nouvelle version - un pilote - encore largement à améliorer, à peaufiner. Il s'agit d'une présentation plus traditionnelle, moins branchée mais que nous espérons agréable et élégante. Il va falloir quelques heures encore de travail pour modifier la base proposée par blogger (que nous aimons bien et parce que nous ne sommes pas rancuniers), trouver les bonnes couleurs, la taille idéale du texte et des images.

Mais sur le Net rien ne peut être figé pour ne pas lasser. On dit qu'il faut faire plus concis, que les gens veulent aller vite d'une information à l'autre, de l'image surtout. Nous aimons les images mais nous leur préférons les mots, leur beauté, leur force. Nous ne ferons pas plus court. L'idée depuis la fondation a toujours été d'offrir en ligne l'équivalent d'un magazine que l'on feuillette au gré de ses humeurs, avec une table pour y retrouver un sujet précis, y vérifier une information. Les templates dont nous disposons offrent un champs limité au déploiement de cette belle idée : mettre à disposition des lecteurs une véritable revue sur la Venise que nous aimons, continuellement disponible et mis à jour, complété. Nous nous y employons.

Bientôt le site tramezzinimag.com sera opérationnel. Il y aura le blog, mais aussi des informations et des suggestions pour tous ceux qui veulent voir Venise autrement, des notes de lecture et des critiques de films en rapport avec la Sérénissime. Le site abritera aussi le catalogue de la maison d'édition que nous vous annonçons depuis plusieurs mois déjà et qui tarde à venir. Comme la rose du Petit Prince, elle se fait une beauté. Plus pragmatiquement, les démarches administrative et le financement traîne, car le projet se déploiera à la fois en France et en Italie, et il s'agira de proposer davantage que des ouvrages à la vente. Nous en reparlerons bientôt. Promis.

En attendant, permettez-nous de vous solliciter, votre serviteur en tête : 
  • Donnez-nous vite votre avis sur le nouveau modèle proposé, cette base sur laquelle vous lisez ce matin cet éditorial.
  • Faites-nous des suggestions sur ce que vous souhaiteriez lire davantage dans nos colonnes.
  • Faites-nous des propositions de collaboration temporaire ou suivie : des textes, des reportages, des photos, des vidéos, du son. 
  • Étonnez-nous par vos inventions, vos projets, vos idées, vos envies
  • Aidez-nous à mieux faire !
D'avance, merci !

18 octobre 2018

La magie de Venise en novembre : les Dolomites en décor de fond sur la lagune


Lorsque la communauté arménienne offrit à la petite association de jeunes bordelais que j'avais alors l'honneur de diriger depuis mon doux exil vénitien, d'imprimer sur ses presses l'ensemble des documents de communication de l'ambitieuse manifestation que nous avions décidé d'organiser à Bordeaux en hommage à Venise, ce fut naturellement cette agrandissement de la fameuse carte de Erhardum Reüwich de Trayecto et Bernhard von Breydenbach qui publièrent au XVe siècle un ouvrage illustré sur le périple qui les mena de la sérénissime d'où ils embarquèrent, jusqu'en terre Sainte. Le père Mékhtariste, alors supérieur du collège arménien de Venise, qui m'accompagna à l'imprimerie située dans une aile du couvent, au milieu de la lagune. avec notre consul de l'époque, Christian Calvy (à qui je dois ce cadeau fantastique que les arméniens firent à notre petite manifestation), nous en fit une description très poétique dont j'ai noté l'essentiel dans mon journal de l'époque :

"Admirez la finesse du trait, même grossi. Les artistes ont voulu montrer cette vision extraordinaire qu'on ne voit pas souvent, des montagnes enneigées comme un décor de fond à Venise qui se détache devant elles comme par magie". 

Cet époustouflante perspective, inchangée ou presque des siècles plus tard, est toujours un grand bonheur quand on peut la contempler. 



C'est notre actuel représentant, Gérard-Julien Salvy, qui a bien voulu attirer mon attention sur ce magnifique spectacle. Le voici tel que les vénitiens ont pu le contempler ces jours derniers. Pour ceux qui ont la chance de l'avoir déjà vu en vrai, mais aussi pour les autres, Tramezzinimag est heureux de vous présenter ce magnifique palcoscenico dressé par Mère Nature.






16 octobre 2018

La Friche Belle de Mai à Venise : « Architecture invisible »




Et si nous parlions de la XVIe Biennale d'Architecture de Venise qui fermera ses portes le 25 novembre prochain ? A tout seigneur tout honneur, commençons par le pavillon français. 

Le collectif d’architectes Encore Heureux a investi le Pavillon français, réunissant autour de lui dix Lieux Infinis : dix lieux pionniers éparpillés dans l’Hexagone "qui explorent et expérimentent des processus collectifs pour habiter le monde et construire des communs" : l’Atelier Médicis, le 6B, le 104, l’Hôtel Pasteur, La Grande Halle, le Tri Postal, la Convention, les Grands Voisins, la Ferme du Bonheur


Et aussi, la Friche de la Belle de Mai... A ce rêve culturel et architectural marseillais dont on parle beaucoup, chantier du possible, était consacrée la conférence qui ouvrit la programmation du Pavillon Français. "Architecture invisible", une conversation autour de la Friche Belle de Mai avec les architectes Jean Nouvel, Patrick Bouchain et Matthieu Poitevin, animée par Jean Philippe Hugron, rédacteur en chef du Courrier de l’Architecture, et introduite par Agnès Vince, chargée de l’architecture au Ministère de la Culture.


"Des lieux ouverts, possibles, non-finis, qui instaurent des espaces de liberté où se cherchent des alternatives. Des lieux difficiles à définir car leur caractère principal est l’ouverture sur l’imprévu pour construire sans fin le possible à venir. Confrontés aux défis immenses de notre époque où les transitions écologiques peinent face à la domination de l’économie marchande, aux replis identitaires et à l’autoritarisme, il est urgent d’espérer. De s’inspirer d’expériences parfois éphémères mais concrètes et solidaires.
 
Nous présentons ici un choix subjectif de dix lieux issus de rencontres. Ce ne sont pas des modèles mais des signaux faibles qui ouvrent des perspectives protéiformes et subversives. Ils existent par leur volonté d’expérimenter, presque toujours à partir d’un bâtiment hors d’usage, d’un site délaissé. L’architecture s’y exprime dans la rencontre entre des qualités spatiales préexistantes et un processus organique de transformation qui n’a de sens que s’il répond aux besoins de tous et aux désirs de ceux qui s’y engagent avec courage et détermination. 

Dans cet accompagnement spatial et temporel, l’architecte généraliste se révèle un guide nécessaire, aux frontières de la mission qui lui est traditionnellement attribuée: il ne se limite pas là à construire des bâtiments mais cherche également à faire des lieux.
Des infinis de possibles, ici et maintenant." (texte de présentation des architectes)
"Architecture invisible" est un contenu de Radio Infinita, Radio Incompleta, la radio que Grenouille a activée à Venise, à la Caserma Pepe du Lido. Pour l’écouter, c’est ICI



15 octobre 2018

La Mésange et le petit garçon

Il nous arrive parfois d'être témoin d'évènements dont nous ne pourrions admettre la véracité si nos yeux n'avaient pas vu et nos oreilles n'avaient pas entendu. Peut-être est-ce cela magie de Venise... J'ai souvent pensé que l'air y est traversé d'ondes mystérieuses, des sortes de courants invisibles qui permettent une préhension des êtres et des choses bien plus limpide et profonde que partout ailleurs, dans la vie normale. Laissez-moi vous conter une petite anecdote qui est devenue pour nous une sorte de mythe familial...

Un jour de printemps, il y a plus d'une dizaine d’années maintenant, j'étais à Venise avec les plus grands de mes enfants. Il faisait très doux et les glycines embaumaient dans toute la ville. La nôtre était particulièrement plantureuse. Mon fils qui n'avait pas dix ans, jouait sur l'herbe avec des petits soldats. Il n'était plus parmi nous mais quelque part sur une île lointaine que prenait d'assaut la barbaresque. La garnison vénitienne y défendait avec peine l'oriflamme de Saint Marc, attendant avec espoir les galions qui devaient venir à leur secours. Des échos de Lépante et de Morée emplissaient le jardin. Il faisait doux. J'étais assis sur la terrasse, contemplant mon petit bonhomme plein d'imagination. Les concertos brandebourgeois accompagnaient nos deux rêveries. 

Soudain un petit oiseau a surgi au milieu des branches fleuries de la glycine. Son ventre brillait d'un joli jaune pâle et le reste de son corps était d'un gris-bleu très distingué. on eut dit qu'il portait une redingote de satin. Sa tête blanche s'ornait d'un bleu sombre qui tirait presque noir au-dessus des yeux. Il n'y avait aucun doute, il s'agissait d'une petite mésange bleue. Présence plutôt inattendue à Venise où elles viennent rarement. Elle semblait vouloir rester là, pour se chauffer au soleil et profiter du merveilleux parfum au milieu de cette débauche de couleurs. Mon fils la regarda. Elle s'immobilisa un instant, tournant la tête dans tous les sens comme un petit clown, puis soudain elle se mit à chanter. Son chant se fit de plus en plus fort, mais jamais criard. Comme l'enfant, cette petite présence jaune et bleue au milieu de toutes ces fleurs parmes m'enchantait. Et là, un de ces miracles dont Venise a le secret s'opéra devant nous : Le chant de l'oiseau et la musique de Bach devinrent une seule et même mélopée. Magique. L'oiseau dont le plumage se gonflait et se dégonflait, exprimait avec le même rythme, dans l'exacte tonalité, les notes qui jaillissaient des hauts-parleurs. Bouche bée je cherchais à déterminer si ce que j'entendais était bien réel ou le fruit de mon imagination quand l'enfant exulta : "papa, papa, l'oiseau chante comme dans le disque !"

Lorsque la musique s'arrêta, la petite mésange se tut à son tour, tournant de nouveau sa jolie tête dans tous les sens puis, visiblement satisfaite de l'effet produit, elle s'envola et disparut derrière les arbres. J'ai su bien plus tard qu'il n'était pas rare autrefois de trouver dans les maisons vénitiennes des passereaux que l'on dressait à chanter les airs à la mode. Ils accompagnaient ainsi les musiciens pour le plus grand bonheur des invités. Cela surprenait à chaque fois les étrangers. C'est ainsi que l'empereur de Chine et le Sultan ottoman n'étant jamais parvenus à faire accomplir ce prodige par leurs dresseurs, se firent construire par dépit de petits automates dont un ingénieux mécanisme parvenait à reproduire le chant des oiseaux. Notre petite mésange avait peut-être traversé le temps pour retrouver la glycine parfumée de notre petit jardin de Dorsoduro...

A Venise, je vous l'assure, on ne sait jamais où se termine la réalité et où commence le rêve... 


14 octobre 2018

Le crayon de Lord Byron (2)

...Suite et fin du billet paru le 10/10/2018 (ICI

Jeune et encore peu expérimenté, Théodore, à l'époque des évènements que je vais vous raconter, n'a pas encore tout à fait dix-huit ans, mais il est mousse depuis trois ans et l'enseignement reçu en mer à forgé son caractère. Ce qui va suivre laisse entrapercevoir la personnalité de l'homme qu'il deviendra, et la vie qu'il mènera quarante ans durant sur les océans.

William Gray
Revenons dans la grande salle voûtée où s'entassent des marchandises de toutes sortes. Café et cacao, épices d'Orient, tissus précieux, peaux, pigments, ivoire, objets de cuivre, d'étain ou d'argent... On trouve de tout dans l'entrepôt de l'oncle de Théodore. les lieux sont très animés, on décharge des tombereaux venus du port, on reçoit des marchands, les comptables et les commis arpentent les allées, comptant et recomptant les lots de marchandise. C'est au milieu de cette ruche que Théodore va rencontrer un matin le célèbre Lord Byron. ce jour-là, le poète a rendez-vous avec son oncle. Une affaire d'exportation de marchandises précieuses achetées par l'anglais et revendues par l'intermédiaire de l'oncle, lié depuis des années à William Gray, marchand anglo-américain ami de Byron.

Un problème de douane a rendu Byron furieux, et il s'est déplacé en personne pour tenter d'obtenir de l'ami marchand sa médiation, mais surtout pour éviter que l'affaire ne lui coûte trop d'argent. Le poète est un génie, mais c'est aussi un pingre et un homme d'affaire avisé et retors. Les deux hommes sont en pleine discussion, inspectant les caisses d'objets précieux. On compte et recompte. Personne ne semble d'accord sur le montant exact à déclarer, les taxes et les intermédiaires qui ont été payés en route. Lord Byron réclame du papier et un crayon. Le jeune Théodore qui assistait à la scène, sortit spontanément de sa poche le beau porte-crayon en argent que son oncle venait de lui offrir. Le poète le prit sans même remercier et se lança dans de longues annotations. L'affaire durait. On envoya le jeune homme chercher des boissons. Quand il revint, la voiture de l'anglais sortait de la cour. L'oncle de Théodore soufflait. Les commis semblaient bien abattus. 

 - Puis-je reprendre mon crayon, mon oncle ? demanda Théodore. 
 - Ton crayon, mais quel crayon ? 
-  Celui que j'ai prêté à Lord Byron mon oncle, celui que vous m'avez offert. 
- Ah oui, mon enfant, il te faudra aller le chercher chez le grand homme car il a dû l'emporter avec lui par mégarde. 

Théodore serra les poings, mais salua respectueusement son oncle et les commis qui l'entouraient. Il décida d'aller lui-même chez le poète pour récupérer son bien. Comme la nuit tombait déjà, il remit son expédition au lendemain. Fils d'un capitaine-trésorier des armées napoléoniennes mort à Waterloo, il avait hérité de son père une aversion pour les anglais que la réputation du poète n'atténuait qu'à peine.

Ville Delle Rose Dupouy
Le lendemain matin, c'est quasiment à l'aube que le jeune homme sonnait à la grille de la villa delle Rose (ou Villa Dupouy). "Vu l'heure matinale, j'eus beaucoup de peine à être introduit" écrira-t-il bien plus tard au sujet de cette visite dans ses mémoires. Devant le refus des domestiques, Théodore se fit insistant, disant qu'il y avait urgence et qu'il était envoyé par son oncle. 

Ayant eu raison de l'opposition du serviteur, il fut introduit. Lord Byron était dans sa chambre et encore dans son lit. Souvent d'humeur acariâtre, le poète détestait être dérangé dans ses habitudes. Il toisa le garçon qui n'avait même pas pris la peine de se recoiffer et tordait sa casquette dans ses doigts. d'un ton rude et impatient, il lui demande ce qu'il voulait à pareille heure. Théodore répondit avec respect et le plus poliment possible, expliquant qu'il lui avait prêté son porte-crayon d'argent la veille à l'entrepôt, appuyant bien sur le mot argent. 

 - Sa Seigneurie aura oublié qu'il ne lui appartenait pas et l'aura emporté par mégarde. 

Lord Byron réfléchit un instant puis déclara l'avoir rendu sur les lieux mêmes après l'avoir utilisé. Théodore nia le plus poliment possible mais fermement, bien décidé à récupérer son bien. Byron resta sur sa position et le ton monta. Furieux qu'un enfant de quinze ans lui tienne tête, il montra la direction de la porte et ordonna à Théodore de sortir. Le jeune homme s'exécuta. Il traversa lentement la chambre, regardant le plus méchamment possible le poète avec l'audace de l'enfant en colère. Il ouvrit la porte mais au lieu de sortir, il se retourna et cria en français, avec toute la rancune des rivalités nationales :"cochons d'anglais !"  


La querelle avait eu lieu en italien. Ces deux mots de français à peine prononcés, Lord Byron bondit de son lit - "dans le plus simple appareil" prétendra plus tard Théodore dans son livre - en deux enjambées, il rejoignit notre jeune justicier et le saisit par le col, le secoua violemment puis, se rendant certainement compte de sa nudité, il se calma. L'instant d'après assis sur une banquette, ils discutaient très pacifiquement du malheureux crayon d'argent. On reprit l'affaire depuis le début et Byron reconnut qu'il avait très bien pu croire déposer le crayon et l'avoir bien plutôt glissé dans sa poche. Il chercha dans ses poches et ne trouvant rien, il donna à Théodore son propre crayon d'or. Il voulut savoir comment un jeune garçon italien l'avait injurié en français. 

 - Mon père était français, Milord. 
 - Et votre mère ? 
 - Elle est italienne. 
 - Alors je ne m'étonne plus que vous m'ayez traité de cochon d'anglais. La haine est dans le sang ; vous n'y pouvez rien. 

Il resta un moment silencieux. Il se leva et marcha vers l'une des fenêtres qu'il ouvrit, écartant vivement les persiennes qui claquèrent contre le mur. Il resta là un instant. Son regard se perdait vers l'horizon. le soleil s'était levé sur la mer et la lumière s'était faite éclatante. Théodore s'était levé lui aussi par correction, tenant à la main sa casquette et le magnifique porte-mine en or. Le poète allait et venait dans la chambre en vêtement de nuit. 

- Vous n'aimez donc pas les anglais, mon enfant ? 
- Non, Milord, non, répliqua Théodore en serrant sa casquette dans ses poings.
- Et pourquoi ? 
- Parce que mon père est mort en les combattant ! 
- Alors, jeune homme, vous avez le droit incontestable de les haïr !" répliqua le poète. 

Prenant Théodore par l'épaule, il le raccompagna jusqu'à la porte et la referma à clé derrière lui. 

Dix jours plus tard, un des manœuvres de l'entrepôt de l'oncle mettait en vente à un prix exorbitant ce qu'il appelait le crayon de Lord Byron, qui selon ses dires lui avait été offert par le poète. l'oncle de Théodore allait le lui acheter quand il aperçut gravé sur le crayon d'argent ses propres initiales qui étaient aussi celles de Théodore. C'était le cadeau reçu et perdu. Lord Byron avait raison quand il avait prétendu l'avoir aussitôt redonné. Il l'avait en fait remis par distraction à l'homme de peine qui crut à un cadeau. l'ouvrier fut indemnisé et on rendit à Théodore son bien. L'oncle, "enthousiaste des célébrités de son temps" comme l'écrira son neveu, s'appropria le crayon d'or de Byron. Théodore Canot dût se contenter du sien.

Les deux objets sont restés dans la famille et l'anecdote s'est transmise de génération en génération. le jeune homme qui n'avait déjà pas froid aux yeux rejoignit peu de temps après la Galatée et le capitaine Solomon Towne, de Salem dans le Massachusetts, qui lui fera découvrir l'Amérique - Théodore vivra un temps à Salem - et une vie d'aventure. Il deviendra célèbre par le récit qu'il publia sur le commerce terrible dont il était un des plus fameux spécialistes, la traite des noirs. Comme l'a écrit Malcolm Cowley, la vie de Théodore fut un épisode international. Élevé à Florence par une mère italienne, veuve d'un officier français et dont les deux frères furent des marins au service l'un de la Sérénissime l'autre du roi de Naples, il devait son éducation au capitaine d'un navire américain, et servit indifféremment sous les pavillons hollandais, anglais, portugais, espagnol, brésilien et colombien. "Au temps de Galeas Visconti ou de Francesco Sforza, un homme de son espèce aurait conquis quelque part un petit duché transalpin. Pendant les guerres napoléoniennes, il aurait pu être un général de cavalerie harcelant les autrichiens, ou bien commander l'une de ces frégates qui infligèrent de si grandes pertes à la marine marchande britannique" et finir baron d'empire...