Dix-neuvième année - Nouvelle édition. Les Hors-Textes de Tramezzinimag :

30 janvier 2020

Aimez-vous le son des cloches ? (1)



Je ne sais pas vous, mais j'ai un penchant très marqué pour le son des cloches. Un certain nombre d'entre elles sont associées à des moments de ma vie, des évènements, des personnes. La première fois que j'ai mentionné une cloche dans mon journal, je devais avoir douze ans. Je réalisais soudain combien ce son avait quelque chose de profond, de chaleureux. J'allais faire des courses pour une vieille dame impotente dont je m'occupais. Madame Bizot habitait derrière chez nous. Mon père était son médecin. 

Je passais beaucoup de temps chez elle. Il y avait dans son salon, figé à l'époque où son mari vivait encore (il avait quitté cette terre en 1939 !) un carillon qui reproduisait toutes les trente minutes le son de BigBen, kitsch mais qui me fascinait. J'aimais cette vieille dame, sa maison qui débordait. On avait l'impression d'y vivre dans une autre époque. elle me racontait des tas d'anecdotes sur les trente premières années du siècle. Née en 1886, elle était veuve de guerre et de cheminot. Elle recevait des bons alimentaires - cela se passe dans les années 70 - que j'allais échanger contre des victuailles à l'économat de la SNCF non loin de là. Démoli aujourd'hui, le bâtiment était tout près d'une église. Un jeudi, jour béni car sans école, je longeais les grilles de l'église en rêvassant, mon filet de provisions d'une main et un bâton de l'autre que je frottais en marchant sur les grilles. Soudain les cloches se mirent à chanter à toute volée. L'air était rempli de bonnes odeurs printanières. Ce fut un tel enchantement que je l'ai aussitôt décrit (maladroitement) dans le cahier où je notais davantage ma vie d'enfant, surtout les menus qu'on servait à table et des idées de jeux pour quand mes cousins viendraient.

Puis quelques années plus tard, ce furent les cloches de Westminster Abbey et celles, plus modestes mais très distinguées de Saint John's wood à Londres. Lors d'un voyage à travers l'Europe centrale qui nous mena avec mes parents jusqu'à Istanbul en voiture, j'ai retrouvé aussi dans un autre de mes cahiers, une réflexion de l'adolescent ombrageux que j'étais devenu. Je passais mes journées au bord de la piscine de l'Hilton ou dans la chambre. Room 101 ai-je noté. Il y a avait de la musique, de l'eau glacée dans la salle de bains et un room service que j'appelais souvent, me régalant lorsque deux serveurs vêtus de blanc à peine plus âgés que moi m'amenaient le petit-déjeuner sur une table ronde à roulette couverte d'une nappe blanche. Le porridge était presque aussi bon que celui de mon collège à Watford (où la cloche qui sonnait l'appel aux repas m'a marqué aussi). 

Je ne me plaisais pas dans cet Orient que j'ai appris à connaître et donc à aimer bien plus tard, quand je voyageais avec InterRail et des amis, le sac au dos et des désirs plein la tête. Le chant du muezzin m'horripilait et j'étais incapable de ressentir le moindre attrait pour Constantinople. Peut-être parce qu'avant même Venise, c'était là le centre de vie de la famille. Galata, Péra, Makrekoy, Dolmabaçe, Eyüp... Il me manquait quelque chose. Quand nous reprîmes la route, mon père décida de passer par Thessalonique. Nous sommes arrivés dans cette ville en fin de matinée. C'était un dimanche et de partout tintaient des cloches. ce fut comme une épiphanie. Je compris enfin ce qui m'avait manqué pendant un mois loin de l'occident chrétien : les cloches !

Istanbul... Venise, le lien se fait de lui-même. Les cloches de Venise que d'iconoclastes élus, comme partout dans notre monde déspiritualisé, considèrent aujourd'hui comme bien trop bruyantes au point de les interdire la nuit. 

Heureusement, le maire n'a pas osé faire taire la Marangona qui sonne chaque jour à minuit et qu'on entend de partout. en 2015, il y eut même un pauvre imbécile qui porta plainte et obligea les autorités à se manifester, les décibels étaient trop élevés et cela posait problème. le pauvre type devait préférer le bruit des automobiles et des avions à réaction, des mobylettes et de la télévision. Cela déclencha dans toute la région et à Venise une polémique qui se termina par l'interdiction de sonner les cloches à toute volée à chaque heure de la journée sauf exceptions. 

Voilà où nous en sommes, dans cette civilisation déboussolée, individualiste et inculte. Mais rien ne sert de s'énerver, les faits sont là : l'homme moderne ne supporte plus le son des cloches. Il ne supporte pas non plus le chant du coq à l'aube dans les campagnes, se plaint de l'odeur du purin et des feuilles qui tombent des arbres et envahissent les rues, il n'aime pas non plus les arbres qui lui font trop d'ombre... Triste époque vous ne trouvez pas ? Triste aussi le fait que les dirigeants de tout poil, le regard fixé sur le baromètre de leur popularité, embrassent ce genre de causes et fasse corps avec les plaignants en distribuant amendes et arrêtés municipaux scélérats !

Mais ne soyons pas cloches, restons tolérants et parlons plutôt de l'histoire de ces magnifiques dames de bronze dans le prochain billet.
à suivre




26 janvier 2020

Nouvelles Chroniques de ma Venise en janvier (2)

lundi 20 janvier
Dialogue avec une mouette. 
Je ne l'avais pas vraiment remarquée en poussant la double porte de verre qui sépare le hall des Crociferi (1) de la terrasse du café où je m’apprêtais à passer un moment pour lire le journal. Un matin ensoleillé, idéal pour ce début de semaine, Un ciel très bleu, l'air sec gorgé de senteurs iodées et à l'horizon les montagnes enneigées qui se détachent sur l'eau de la lagune. Je me régalais d'avance du macchiato fumant et des croissants achetés au passage (un détour) chez Rosa Salva, le pâtissier du campo San Giovanni e Paolo. La température extérieure en dépit du soleil et l'heure matinale m'offraient l'opportunité de prendre mon café seul et en toute quiétude. 

La terrasse en bois, accolée à la façade de ce qui fut le couvent des Crociferi puis siège de la Compagnie de Jésus à Venise, donne directement sur le canal. Officiellement dénommé rio dei Gesuiti mais aussi, pour les vieux vénitiens, le rio di Crosiechieri, c'est ne large voie d'eau assez fréquentée qui permet l'accès au centre de Venise. C'est par là que passent les barques de marchandises destinées au marché du Rialto, les livreurs et les taxis qui font la liaison avec l'aéroport. Mais le lundi, il y a peu de livraisons et le bruit des moteurs qui parfois rappelle le fatras sonore des villes en proie à la circulation automobile, se fait plus que discret. A gauche, comme un portique d'entrée dans la ville, le ponte Donà du nom de la famille patricienne des Donà delle Rose dont l'énorme palais qui déploie sa façade sur les Zattere depuis les début du XVIIe siècle fut construit par le doge Leonardo (2).


J'étais donc décidé à passer un moment d'agréable solitude, au soleil, dans la quiétude des lieux vides de touristes (les Crociferi sont devenus depuis quelques années une agréable résidence d'étudiants ouverte aussi aux touristes, dotée d'un restaurant, d'un bar à vins et d'un café, mais aussi d'une bibliothèque et de salles d'études). En général, je m'installe à une table contre le mur qui renvoient la chaleur du soleil et réduisent les effets agaçants du vent qui souffle assez souvent sur ce canal. Quoi de plus casse-pieds que le souffle têtu de la brise qui semble vouloir nous empêcher de lire en soulevant les pages. On dirait parfois qu'un angelot joufflu comme on en voit dans certaines peintures s'amuse à souffler sur le Gazzettino ou le livre qu'on tient ouvert devant soi dont il réussit à faire tourner trente pages d'un coup. Cela doit être le but du jeu, les petits vents ici sont facétieux, cousins de celui, très urbanisé mais tout aussi blagueur, qui joue à soulever les jupons des vedettes de cinéma de l'autre côté de l'Atlantique !).

Les fantômes, le souvenir de ceux d'antan qui tous sont devant moi partout où je porte mon regard.

21 janvier.
Ma mère aurait cent ans aujourd'hui. La marquise Rapazzini de Buzzacarini aura 90 ans dans quelques jours. L'occasion pour moi - enfin je l'espère - de revoir son fils Francesco qui vit à Paris pourtant, mais que je rencontre que très peu alors que nous étions inséparables du temps de ma vie estudiantine ici. Notre dernière rencontre date de l'année dernière ! Il avait été invité à présenter son dernier livre, un roman autobiographique qui enchanta la critique et racontait les années d'apprentissage d'un Werther vénitien. Le livre se termine à peu près au moment où nous nous sommes rencontrés. Nous pourrions nous amuser à en écrire ensemble le récit. Pour cela, il faudrait nous voir plus souvent. Peut-être pourrions-nous transcrire des pages de nos journaux respectifs, nos lettres échangées pour faire revivre cette période insouciante et solaire dans une Venise bien éloignée de ce qu'elle est devenue aujourd'hui. Comme un témoignage du quotidien d'alors mais aussi d'une belle amitié.

25 janvier 2020

COUPS DE CŒUR (HORS-SÉRIE 38) : Ma tasse de thé, le blog de Virginie M.



Connaissez-vous le très beau blog de VirginieM., lectrice fidèle et attentive de Tramezzinimag ? je m'y promenais tout à l'heure en attendant l'heure de la réception au consulat de France, installé depuis peu sur le Grand Canal (une première historique tout de même !), petite fête organisée pour fêter... les Rois. Le blog de la dame se nomme ma Tasse de thé et c'est un régal vraiment. Simple, raffiné, authentique et sans rien d'ostentatoire. Allez vite le découvrir et faites le connaître, son auteur a du goût et ce qu'elle dit est vraiment intéressant : 

Nouvelles chroniques de ma Venise en janvier (1)

Dimanche 19 janvier.
C'est toujours la même sensation qui s'empare de mes sens lorsque l'avion commence ses approches au-dessus de Venise. Cet autre monde qui soudain se matérialise sous mes yeux, quand jaillissent des nuages, l'immensité de la lagune et des barene puis, loin et encore imprécis les contours si particuliers de la Sérénissime. Soudain on reconnaît cette lumière unique qui éclate et éblouit, le soleil nous aveugle et dans le bleu du ciel je retrouve l'incroyable lumière qui irradie des tableaux de Bellini ou de Carpaccio. Difficile de ne pas se vautrer dans un lyrisme que d'aucuns trouveront ridicule. J'ai beau aller et venir entre mon quotidien bordelais et la ville qui fait battre mon cœur et occupe mon esprit, cette ville-univers d'où je viens et qui m'a fait celui que je suis, me savoir à quelques encablures de ses rues et de ses canaux, est toujours pour moi une grande émotion. 

C'était autrefois - lorsqu'il était encore plus simple et moins coûteux de prendre le train, le moment où - descendu du wagon, j'allais le long du quai, suivant la foule des voyageurs, jusqu'au grand hall de la gare, ravi, pressé. Je prenais garde à ne rien laisser paraître de mon impatience et de ma fougue. J'avançais rapidement, l'air revêche sûrement, le pas sûr de celui qui sait où il va quand les autres voyageurs semblaient hésiter. Le large couloir qui mène au hall de la gare, les grandes baies vitrées et soudain, sur le promontoire qui s'ouvre sur la ville, l'apparition : Venise est là qui jaillit sous nos yeux avec ses palais et ses églises, les pigeons et les mouettes, la foule des passants qui vont et qui viennent, les bateaux qui circulent, les sons, les odeurs, la lumière. 

Un palcoscenico dans lequel on pénètre en descendant les marches. Seulement, ce merveilleux théâtre-là, nous n'en sommes pas que les spectateurs : arriver à Venise fait de nous des figurants pour la plupart, des acteurs pour ceux qui vivent ici qui participent tous à une des plus extraordinaires représentations scéniques dotées du plus beau des décors.

Descendre de l'avion, monter dans un bus brinquebalant, sortir de l'aéroport, monter dans un autre bus, pour moi le 5, et pendant vingt courtes minutes traverser la campagne et la banlieue de Venise. Au gré des arrêts, les gens qui montent et qui descendent, avec beaucoup d'asiatiques et d'esclavons qui logent à la périphérie de la Sérénissime dans des hôtels-champignons surgis dans les endroits les plus inattendus. Et puis, les jours de semaine, des filles et des garçons qui vont à l'école, des femmes et des hommes qui vont travailler ou faire des courses. La vie normale comme partout ailleurs. Les bourgs traversés, les centres commerciaux, les rares fermes qui subsistent encore et leurs champs à perte de vue, cela n'a rien d'exceptionnel. Pas vraiment grand-chose de beau ou même seulement de joli en chemin. Il faut alors se rabattre sur les physionomies des passagers. On y retrouve parfois un visage à la carnation pareille à celles des personnages qu'on voit dans les tableaux des maîtres vénitiens, la même beauté dans certains regards que chez Bellini, la même allure que chez Carpaccio le même port de tête que chez Titien ou Mantegna.

Je préfère fermer les yeux, non par fatigue ou lassitude, mais parce que ce trajet en autobus, ces avenues modernes et sans âme, cette campagne de plus en plus rongée par des constructions immondes, c'est toute la laideur du monde que je viens de quitter et que je félicite d'avoir laissé derrière moi pour un temps. Je me laisse peu à peu bercer par une musique intérieure ; mes pensées élaborent déjà les éléments qui jailliront bientôt à ma vue et vont nourrir ma joie dans quelques minutes. Les visages croisés, de tous âges, beaux ou laids, me remplissent de joie. En fermant les yeux, c'est Venise qui est là, déjà. Quand je les ouvre de nouveau, nous roulons sur le pont de la Liberté, ce long bras artificiel qui porte mal son nom finalement car sa construction aliéna une république fière et confisqua l'indépendance et la liberté de son peuple.

"Se Venezia non avesse il ponte, l'Europa sarebbe un'isola”.
Le poète Mario Stefani disait que si ce pont venait à disparaître, l'Europe deviendrait une île. Venise est un continent, un monde, une civilisation. Le reste de la planète n'a qu'à bien se tenir, nul autre lieu au monde pour lui faire ombrage. La Sérénissime est là, devant mes yeux. Je suis enfin arrivé chez moi. Et c'est au poète disparu que je pense, mais aussi à ses frères en littérature, Diego Valeri le seul relativement connu des français, Aldo Palazzeschi, Virgilio Guidi, et tant d'autres, en arrivant ici.


Arriver tôt le matin est vraiment agréable. Le mois de janvier amène peu de monde encore. Il faudra attendre le carnaval pour que les foules arrivent. Redécouvrir la lumière unique de Venise en hiver est un des petits bonheurs qui sont donnés quand on revient après plusieurs semaines. Lorsque j'ai quitté Venise la dernière fois, le ciel était très pur mais l'orage menaçait, il faisait très chaud et les hordes de touristes occupaient presque toute la ville. 

Aujourd'hui, sur la fondamenta devant la gare, sur le pont de Calatrava, Piazzale Roma, il y a le monde habituel, comme dans toutes les villes à l'endroit où se nouent les réseaux de circulation, des collégiens, des hommes d'affaires, des ouvriers, des ménagères... La vie au quotidien. 

Le ponton du vaporetto que je prends, tout au fond de la fondamenta la plus éloignée du grand canal qui débute ici, abrite une demie-douzaine de personnes. Seul un couple de touristes, jeunes gens sac à dos, anglais ou australiens, est un peu hésitant, ils regardent nerveusement les panneaux, vérifiant et revérifiant sur leur smartphone l'adresse de leur gîte. 

Ils ne savent pas encore qu'il faut toujours - et encore plus à Venise - se laisser porter par les rues qu'empruntent nos pas. Le sauront-ils jamais si personne ne le leur explique, ne le leur apprend... Venise mériterait qu'on l'enseigne à ses futurs visiteurs !

Cette cité bien réelle a un rapport différent à la topographie, un mode de référence non euclidien et pourtant qui n'est ni fantaisiste ni anarchique. tout a un sens à Venise et depuis toujours. Hugo Pratt n'a jamais cessé de l'exprimer dans ses livres. Cela explique le malaise de Rousseau, et peut-être avant lui, celui de Montaigne. De Montesquieu ensuite. On évolue ici dans un univers peu cartésien.


Cartésien en revanche ce désir de lutter contre tout ce qui volontairement ou non délite peu à peu l'authentique cité des doges au profit d'une uniformisation des mœurs et des esprits que bien peu critiquent ou dénoncent. Il y aura dans quelques heures une manifestation  aquatique qui risque d'attirer beaucoup de monde. Il s'agit de lutter contre le motondoso, terme employé ici au sujet des remous dangereux pour les fondations des bâtiments provoqués par les bateaux à moteur. 

Longtemps on ne circulait sur les canaux qu'en barque à rames. Même les navires munis de voile devaient s'ils étaient admis sur le grand canal, abaisser et utiliser les rames. depuis les années 80, le bateau à moteur est devenu le moyen de transport le plus utilisé pour transporter les marchandises, les personnes. Entre les vedettes de la police, les ambulances, les pompiers mais aussi les vaporetti et puis les embarcations privées - qui n'a pas vu des hors-bords quasiment proue en l'air menés par de fringants play-boys les yeux cachés par des lunettes de soleil, avec de la musique très forte, filant le long du canal de la Giudecca ou sur le Bacino di San Marco, laissant derrière eux un sillage remuant ? La maréchaussée veille avec des radars et des patrouilles régulières mais le mal est fait 

Promenade à Castelllo avant de rentrer me faire une bonne tasse de thé. Le trône de l'apôtre est toujours à sa place. Personne sur le campo hormis quelques personnes qui promènent leur chien. Superbe lumière. Je l'avais presque oubliée.

Belle et longue journée que j'achève avec ces lignes dans mon journal. La Marangona sonne minuit.

22 janvier 2020

Trop de touristes ça tue le tourisme ou pas ?



Question fondamentale que devraient se poser toutes les villes du monde qui sont envahies périodiquement pour certaines, en permanence pour les autres. Cet afflux quasi permanent de hordes que nous dénonçons depuis le début sur ce blog est-il bénéfique ou bien seulement toxique, éminemment nocif pour les autochtones et leur quotidien ? Difficile sujet finalement car il ne s'agit pas de toucher à la liberté de mouvements des gens, à leur envie de découvrir à leur tour les merveilles que recèlent notre planète. 

© Tramezzinimag - 01/2020.
J'étais hier matin sur une terrasse au soleil, quelque part dans un quartier relativement excentré de Venise. Une lumière exquise sous un froid de canard, les montagnes enneigées à l'horizon (moins blanches que l'an passé à la même période cela étant) des vols de cormorans pour rayer un ciel bleu sans nuage. Je me prends souvent dans ce lieu le matin pour lire les journaux avec un macchiatone bien chaud et des croissants fourrés que je passe prendre chez Rosa Salva (avec souvent un premier macchiato au comptoir dans cette fameuse pâtisserie située au pied de la statue du Colleone. Un de mes rites vénitiens, comme les tramezzini partagés avec les chats de l'Ospedale voisin. Mais là n'est pas mon propos (J'en reparlerai dans un prochain billet.)

J'étais donc attablé au soleil, quand deux français se sont installés à quelques tables de moi. Je n'écoutais pas particulièrement leurs propos mais soudain une phrase impossible à entendre sans réagir m'a poussée à intervenir (en français). Dans ces cas, je prensd inconsciemment une voix un peu différente et avec un accent italien, voire vénitien - serai-je prétentieux en fait ? - en m'excusant de me mêler de la conversation, j'essaie de rétablir la vérité. L'homme, habitant à Barcelone racontait qu'il n'avait rien mangé de vraiment bon ici et que tout était cher. La jeune femme, sa sœur ai-je appris un peu plus tard et qui vient de Beaune, temporisait les critiques. "Tu comprends dit-il, ici on me parlait de délicieux tapas mais je n'en ai pas vu dans les restaurants".

A deux pas d'ici, le long de la Fondamenta de la Misericordia, à Sant'Alvise, une pléthore de cafés et d'osterie, d'enoteche, propose chaque soir des centaines de kilos de ciccheti, nos tapas à nous pour accompagner les centaines d'hectolitres de vins blancs et rouges, de bières et de spritz qui sont consommés par les vénitiens et les étudiants premiers animateurs de ces lieux,sans parler des concerts et bœufs improvisés très souvent, folk, blues et jazz, mais aussi depuis quelques années de musique baroque avec le désormais fameux Bacharo Tour, joli et ingénieux jeu de mots sur le Bach des cantates et le terme bacaro qui désigne en vénitien ces bars où on se désaltère et mange dans façon depuis des siècles. Je leur ai parlé de tout cela. Encouragés, ils m'ont demandé quel conseil pour le temps qu'il leur restait à Venise (l'après-midi). A l'albergo où l'homme avait logé, on lui avait conseillé l'inénarrable - et doté de vraiment peu d'intérêt - un musée privé consacré à la torture et aux mystères, un truc pseudo-culturel attrape-gogos fort cher au demeurant pour ce qui est proposé aux visiteurs...



Cela m'a fait penser à cette émission que diffusa France-Culture l'été dernier. Elle est encore disponible en podcast (ci-dessus). Un point de vue et des échanges intéressants. 

Beaune, Venise, Bordeaux, des villes bien différentes mais liées par le même "contrat" avec l'UNESCO, dont l'inscription au Patrimoine de l'Humanité renforce l'attirance des touristes, amenant de plus en plus de visiteurs qu'il faudrait préparer, accompagner dès avant leur séjour. la jeune femme de Beaune m'xpliqua ainsi la difficulté pour les habitants de trouver désormais à se loger, les prix qui grimpent, les commerces de proximité qui ferment et que remplacent des boutiques de pacotille. Je leur parle des Grandi Navi, de la maternité qui a failli fermer, comme certaines écoles, les boulangers, les bouchers, les épiciers qui sont remplacés par des magasins de masque et de verroterie made in China, et les loyers qui ne cessent de monter obligeant bien des vénitiens à quitter le centre historique pour habiter toujours plus loin sur la Terraferma. Même chose partout. C'est un constat lourd et triste.

N'est-ce pas seulement le combat de plus en plus vif et outré entre le profit et la beauté, entre le profit et la liberté, le profit et la vie ? Ce paradigme insupportable qui place la croissance et l'argent avant tout le reste et dévore la planète comme le cœur et le bonheur des gens ? C'est ce qui rend Venise si importante. Car à Venise, tout cela s'est déjà joué et depuis des siècles. Les vénitiens d'autrefois ne furent pas de doux anges rêveurs. La ville fut une sorte de New York médiéval, ou pour reprendre les propos de certains historiens et économistes, Venise demeura ce que fut la Grande-Bretagne au XIXème siècle, la reine du commerce. Pendant cinq siècles de 1100 à 1600, elle domina l'économie mondiale, commerçant avec le monde de son époque, depuis la Baltique jusqu’à la Chine, en passant par l'Afrique. L'argent y a toujours eu une place privilégiée, poussant même ce peuple de chrétiens à devenir parfois pire que les marchands du Temple. Les vénitiens n'ont-ils pas détournée la foi des princes d'occident et de leurs peuples qui furent à l'origine des croisades, à leur unique profit. Gagner sur tous les tableaux : vendre des bateaux, des armes et des mercenaires et se servir après la bataille, récoltant un extraordinaire butin d'or et d'argent, d’œuvres d'art et de main-d’œuvre. Cela a fini par leur coûter liberté et fortune. Il aura suffit d'un peu moins de trente ans après la trahison du petit corse pour que la république déjà bien affaiblie en 1797 mais encore richissime, soit totalement anéantie, ruinée, vidée de ses forces vives et pendant les années que dura l'empire de l'aigle, de ses trésors artistiques aussi.

Avoir déjà vécu tout cela et demeurer entière, debout, vivante, n'est-ce pas une leçon , un exemple. Les civilisations sont mortelles. Certaines ont plusieurs vies. Le lion ailé et les chats ne furent pas un symbole poétique. Venise est un merveilleux exemple de ce qu'il faut faire et de ce qu'il ne faut pas faire. Un laboratoire pour aider à la réflexion moderne sur la ville de demain. Depuis longtemps, des architectes, des urbanistes se sont inspirés de son modèle. Des milliers de pages d'études ont été publiées qui montrent combien l'invention de Venise, les méthodes qui lui ont permis de survivre, ses règles et ses lois peuvent orienter les politiques urbaines et sociales de la Ville contemporaine et préparer celles de demain. Les réflexions actuelles - non pas celles des politiques trop enchaînés au modèle financier ultra-libéraliste mais aux groupes liés à la Convention de Faro, dont forcément on parle peu, offrent, une voie nouvelle au sein de la Communauté européenne, grâce à ce document dont l'objectif est de mettre en avant les aspects importants de notre patrimoine dans son rapport aux droits de l’homme et à la démocratie. Elle défend une vision plus large du patrimoine et de ses relations avec les communautés et la société. La Convention est née pour nous encourager à prendre conscience que l’importance du patrimoine culturel tient moins aux objets et aux lieux qu’aux significations et aux usages que les gens leur attachent et aux valeurs qu’ils représentent. C'est un autre paradigme qui est proposé et Venise en est le laboratoire naturel.
Si ce sujet vous intéresse, voici quelques lectures conseillées :

Jean-Claude Barreau
Un capitalisme à visage humain : 
Le modèle vénitien
Fayard, 2011

Présentation de l"éditeur : Venise n’a pas toujours été une ville morte, une ville musée saturée de touristes telle que nous la connaissons aujourd’hui. Durant cinq siècles, la Sérénissime fut une cité grouillante, commerçante, souvent belliqueuse, à la tête d’un empire qui domina une grande partie du monde occidental et oriental, avant de céder la place à la Grande-Bretagne.Comment un républicain aussi convaincu que Jean-Claude Barreau peut-il choisir l'oligarchie vénitienne comme modèle pour notre société ? Parce qu’elle inventa un capitalisme intelligent, respectueux de son peuple, fondé sur le sens de l’État de ses élites. Parce qu'avoir de l'argent impliquait plus de devoirs que de droits. Bien avant les protestants de Max Weber et leur célèbre éthique, les Vénitiens inventèrent le capitalisme moderne (la Bourse, les banques, la lettre de change, la comptabilité double), mais aussi l’écologie au quotidien, une certaine forme de laïcité, le non cumul des mandats et la justice égale pour tous. Parce que les riches qui dirigeaient ce monde avaient à cœur de le préserver, de le faire fructifier et non de le consommer. Comment construire un capitalisme à visage humain ? En ces temps de crise, la question est d'une grande urgence. Venise nous donne une partie de la réponse et Jean-Claude Barreau une magistrale leçon d'économie politique.   

Vincent Freylin 
Venise ou le capitalisme vertueux 
in Valeurs Actuelles, 03/03/2011

21 janvier 2020

Elle aurait cent ans aujourd'hui


Mathilde, Notre mère, grand-mère et arrière-grand-mère
( 21 janvier 1920 - 20 mars 1993 )
pastel par Jeanne Brun, 1976

02 janvier 2020

Paraît qu'à Venise...: Moi, les gros bateaux, je ne peux pas les encadrer...

Vu sur le site de J@M, Paraît qu'à Venise... ce clin d’œil savoureux sur une idée de liliforcole, autre ami et fidèle lecteur, membre de notre vieille confrérie des Fous de Venise. Si vous ne connaissez pas encore le site "Paraît qu'à Venise" né en 2011, abonnez-vous, sa vision décalée de Venise et de sa lagune, vaut souvent le détour.

"Venice in oil" de Bansky (reprise de FB), sur une idée de Liliforcole / © J@M - 2019.

01 janvier 2020

Capodanno 2019


TraMeZziniMag souhaite à ses lecteurs 
et à leur famille ses meilleurs vœux pour 2020.
Que cette nouvelle année soit pleine de joie et de bonheur !