30 décembre 2023

Une douce paix violette sur le sentier du soir. Journal retrouvé

Un carnet égaré que je croyais perdu et qui a refait surface. J'y avais noté des extraits de mes lectures, quelques adresses, des choses à faire et quelques réflexions au quotidien. Rien qui avait vocation d'être publié sur Tramezzinimag. Pourtant l'entrée du 18 février est en pleine résonance avec les derniers billets publiés récemment et d'autres en élaboration. Je les livre aux lecteurs, conscient de leur imperfections, d'un petit quelque chose d'inachevé, de pas assez travaillé, implorant l'indulgence du lecteur.

 
Samedi 18 février 2023
Ce matin, un début de journée qui ressemble presque à un jour d'avril ou de mai tant le temps est doux, avec en fonds sonore ma chère Radio 2 qui diffuse Do You want To Know A Secret des Beatles, j'avais décidé de ranger les livres qui envahissent sournoisement le moindre recoin de ma domus bordelaise. J'en profite aussi pour trier et ranger des papiers. D'une liasse vient de s'échapper une carte déjà ancienne d'une amie américano-italienne.
 
L'amie qui a quitté depuis plus de vingt ans l'Italie et n'y revient qu'un été sur deux pour retrouver sa famille, a été une des  personnes les plus actives parmi mes amis à soutenir mon projet de m'installer enfin définitivement à Venise. Quand on sait combien il est difficile de s'expatrier - mot mal adapté à ma situation puisque j'ai légalement deux patries, la France et l'Italie - pourtant, en 2019, la décision était quasiment prise. J'arrivais au bout de ce parcours du combattant qu'a été le règlement de ma retraite et tout était en bonne voie pour le 1er octobre 2020. C'est du moins ce qu'on me disait quand je parvenais à avoir quelqu'un au téléphone. Les questions fondamentales semblaient devoir trouver leur réponse : logement, déménagement-emménagement, etc. La machine était en marche : «Venezia, sto arrivando» avais-je sans cesse envie de crier !
 
La crise sanitaire et l'hystérie qui s'empara du monde ont fait retomber le soufflé. Plus d'appartement à louer non meublé en vue qui soit suffisamment vaste pour être partagé, clair, agréable, avec une terrasse ou un jardin, plus de local pour y installer la librairie-galerie-café dont je rêve, etc, etc. Mon installation à Venise n'est toujours qu'un vœu pieux, un doux rêve dont je ne sais plus s'il est réaliste, réalisable et souhaitable. « Me so trovà all’aguasso»*

Datant de la période avant-Covid, la carte de mon amie accompagnait l'envoi du livre de Marlena De Blasi, «A thousand days in Venice», paru il y a une vingtaine d'années (publié en Français par le Mercure de France). J'en avais fait le commentaire en 2009, dans un des Coups de Cœur (N°33) de Tramezzinimag
 
19 février.
Les années passent, mais le désir et le manque de Venise sont toujours là, en dépit de la vie quotidienne, de mes activités. Je suis souvent à Venise, j'y bâtis des projets, participe à des évènements, présent mes idées, rencontre des gens, revois mes amis. Dès que je pose le pied sur le quai de la gare ou sur le tarmac de l'aéroport, je me sens chez moi, à ma place, là d'où je viens. Mais je finis toujours par repartir. C'est un sentiment de trahison, un délit d'abandon... Cette pensée me renvoie à une phrase de Francesco Rapazzini qu'il prononçait souvent et que j'ai retrouvé dans le roman biographique qu'il a consacré à la Venise de sa jeunesse, celle de notre temps :
«Trahi.[...] Comme par quiconque vient ici à Venise puis repart.Comme par quiconque reste ici une semaine, deux semaines, un mois ou six ou un an. Et puis s'en va, retourne à la maison. Chez lui. Trahit Venise, me trahit. Oui, me trahit parce qu(il m'abandonne comme on abandonne u Pour souffrir encore plus, parce que ln amoureux qui finit par se trouver invivable parce que sale, parce qu'ennuyeux, parce que dépassé. Un amoureux sans colonne vertébrale parce que prêt- et il le fait à chaque fois en tout état de cause - à accueillir avec un sourire aimable chaque retour. Si retour il y a. Il l'espère. Parfois en vain, d'autres fois, le débarquement advient à coup sûr. Pour souffrir encore plus parce que la séparation se répètera encore et encore. Et il le sait. « Mais quand reviens-tu ?» : j'en ai assez d'entendre répondre «Bientôt». Parce que«bientôt», c'est quand ? **

Lorsque Francesco m'adressa les épreuves de son récit qu'allait publier Bartillat, je savais de quoi il parlait. Je comprenais très bien ce sentiment puisque moi aussi, après un bien bel été, non pas cela lui du livre, mais un autre, quelques années plus tard, que nous avons partagé, je suis parti sans jamais vraiment revenir. Parti en laissant calle Navarro, Rosa ma mignonne petite chatte grise, mes livres, mes vêtements et ma théière... Je pensais revenir vite, mais je fis comme tous les autres dont il parle.  Je ne suis pas revenu. 
 
Entre temps pour rembourser les frais de cette fameuse Première semaine de Venise à Bordeaux (il n'y en a pas eu d'autres, du moins de cette ampleur...), j'avais repris le petit cabinet de conseil en communication et création d'évènementiels, je m'étais marié... Une dernière fois, juste avant mon mariage, La rédaction de sud-Ouest m'avait demandé de couvrir la 43e Mostra, grand millésime, avec le Lion d'Or au Rayon Vert de Rohmer, Storia d'Amore qui me permit de connaître Valeria Golino, de Room With a View de James Ivory, L'Apiculteur de Theo Angelopoulos, La Puritaine de Doillon, Autour de minuit de Bertrand Tavernier... J'y restais une petite semaine avec mon ami Christophe Airaud comme photographe. Incapable de rien produire de bon, tellement j'étais partagé entre mes engagements en France et mon désir viscéral de reprendre ma vie vénitienne, l'obligation de vider ma chambre dans l'appartement ou j'étais en sous-location à Dorsoduro. et la perspective de mon mariage certes souhaité mais dont je ressentais par avance la déflagration qu'il allait produire sur ma vie d'avant... 
 
Ce fut Venise avec Francesco comme timide ambassadeur, qui vint à moi, trois ans après mon départ. Nous nous étions beaucoup écrit, régulièrement, puis notre correspondance s'échelonna, se ralentit peu à peu, et ce fut le silence. Presque l'oubli... Un matin de janvier 1988, Il frappa à ma porte, comme dans un film. Lui faisait son service militaire quelque part en Savoie et ,profitant d'une permission, il avait sauté dans un train de nuit pour me voir quelques heures.  Je m'apprêtais à partir pour Antibes, retrouver ma jeune épouse et notre fille Margot. C'était quelques semaines après sa naissance. Retrouvailles fleuries et joyeuses, mais trop brèves. Avec son seul sourire, il m'avait apporté l'air, l'atmosphère, les senteurs de Venise. Une joli cadeau, inattendu. Bouleversant de nostalgie aussi. 
 
Nous sommes repartis ensemble dans ce même train de nuit par lequel il était venu quelques jours plus tôt et qui chaque jour allait jusqu'à Trieste et la Yougoslavie, via Marseille, Vintimille, Milan et Venise. Ce fut un véritable déchirement de descendre avant lui qui continuait vers l'Italie et ce monde que j'étais conscient de perdre. Un instant, mais un instant seulement, une micro-seconde peut-être, la tentation fut grande de rester dans ce train, de continuer jusqu'à Venise... Mais le souvenir du sourire épuisé de ma femme après la naissance du bébé, cette petite chose incroyable qui dormait dans ses bras et dont la fragilité nous avait ému aux larmes, ces larmes de joie, cette responsabilité nouvelle, voulue, attendue comme une évidence depuis toujours, ces deux êtres d'amour que je ne pouvais pas trahir...  Venise et mes rêves attendraient...

 [...]
 
No, non avere pauraQuando vai a dormire solaSe la stanza sembra vuotaE se senti il cuore in golaNon avere pauraMi prenderò cura, io di te
No, non avere pauraQuando a un tratto si fa buioE la luna non è accesaE vorresti una parolaMa hai solo un rossettoMi prenderò cura, io di te...
«Non avere paura, mi prendero cura, io di te»... Ces paroles d'une chanson de Tommaso Paradiso résonnent dans ma tête. Parfaite illustration de ce que j'ai ressenti depuis ce matin sur le quai de la gare d'Antibes, quand le train s'ébranla emportant avec mon ami Francesco, toute la Venise et ma vie d'avant. Prendre soin, aimer contre vents et marées, soutenir, portzer et puis un jour laisser partir ceux qui sont nés de nous, de notre amour, de notre folie...
 
A la nostalgie et aux regrets, succéda l'allégresse, et le bonheur m'envahit : il était temps de retrouver les deux femmes de ma vie, de ma nouvelle vie. Cela n'effaçait rien, ne détruisait rien de l'essentiel. Juste la difficulté d'apprendre à me situer dans un ailleurs pourtant tellement souhaité, tellement rêvé... Allégresse autant que chagrin portaient mes pas ce matin d'hiver, sous la lumière incroyablement pure de ce coin du midi. Ma vie désormais nécessitait un changement de décor, avec au milieu le berceau d'une petite créature dont j'étais tombé fou d'amour dès son apparition, dans une clinique de Cannes, le 5 janvier 1988...

cette photographie est les suivantes sont de Serge Assier - Tous Droits Réservés

Quelques années plus tard, lui aussi est parti. Pour éviter de souffrir du départ de tous ceux qui viennent à Venise et semblent vouloir y rester mais finissent toujours par retourner d'où ils viennent... 

Par une sorte de maléfice, moi qui n'ai jamais rien tant souhaité que de poser un jour et à tout jamais mes malles remplies de livres et de souvenirs sur les dalles de la Sérénissime, je trahis sans cesse mon vœu et ma ville, ne réalisant pas l'un et abandonnant l'autre à chaque fois et pleurant de le faire... Mes enfants peut-être, un jour.




20 février.
Parmi les livres à ranger ramenés de ma bibliothèque désormais encartonnée dans un magazzino de Venise, deux ouvrages de Michel Butor. « le Voyageur à la roue» qu'il m'avait envoyé après son passage à Bordeaux pour me remercier de lui avoir fait visiter la ville - fatigué, il ne se sentait pas bien et le temps était tellement mauvais que nous nous sommes contentés de visiter l'abbatiale Sainte Croix. Ce fut un de ses derniers déplacements avant sa mort. J'ai raconté sa venue à Bordeaux  - et « Le Chevalier morose », récit-scénario paru un an après sa disparition, co-écrit avec Mireille Calle-Gruber (Ed. Hermann, 2017).

Cet ouvrage est un bonheur de lecture. Il est illustré par les photographies de Serge Assier, choisies dans l'ouvrage « Les Coulisses de Venise ». Tramezzinimag en montre quelques unes et je reviendrai sur le rapport intime de Michel Butor, voyageur, avec la Sérénissime. Lorsque Antoine Lalanne-Desmet se rendit chez l'écrivain pour l'enregistrer, j'avais prévu de l'accompagner. Je n'ai pas pu. Nous aurions parlé de Venise comme il m'en parla lors de notre promenade bordelaise. Je retrouve dans le Chevalier morose un peu de la conversation que nous avions eu.

 

Nous avions évoqué devant le tableau médiocre de «Saint Mommolin guérissant un possédé» de Guillaume Cureau, un peintre local de la fin du XVIe siècle, récemment rénové qui venait d'être en partie lacéré par des petits voyous tchétchènes du voisinage, la perception de la beauté au fil des âges, l'usage qu'en firent le christianisme, comme le prolongement de la pensée antique. Le sujet me passionnait. C'est cette thématique que j'avais choisi à San Sebastiano, quand je suivais - trop épisodiquement - les cours d'Histoire des Arts. 

Je voulais mettre en avant des évidences de lien, de transmission, entre l'art païen et l'art chrétien byzantin puis européen... Je m'étais plongé dans la peinture du Trecento, cette période incroyable de l'Ars Nova, univers féérique pour le petit étudiant français mal dégrossi que j'étais. Ce quatorzième siècle qui semblait tellement éloigné des temps antiques, grossier, mal débourré que la plupart des intellectuels concevaient comme affadie en comparaison de toutes les somptuosités de la Renaissance à venir. Je me souviens d'une conversation qui portait sur la peinture vénitienne, lors d'un dîner au Palais Polignac. La maîtresse des lieux, l'incomparable duchesse Solange, m'interrogeait sur mes préférences dans l'art ancien.  Je parlais de ce XIVe siècle que je découvrais avec passion. Elle me fit répéter, « vous voulez dire le quattrocento, Laurent ?», « - Non, non Madame la duchesse, le trecento, avec ses ors et ses visages figés qui pourtant s'animent et semblent venir de bien plus loin que les temps précédents, comme un pont entre l'art antique et nous». Et je citais Paolo et Lorenzo Veneziano, Jacobo Del Fiore, m'agitais tellement que j'en faisais tomber ma serviette et failli renverser mon verre que je secouais trop vivement. On n'en voulu pas trop de cet éclat, puisque je fus par la suite souvent convié au Palais. On eut l'indulgence de ne pas me tenir rigueur de m'être emporté. Une simple conversation de courtoisie autour de la table ducale se devait de ne rien bousculer des usages et de la bienséance...

Nous eûmes l'occasion de poursuivre le débat, j'expliquais à la duchesse combien je trouvais fascinante cette peinture, à la fois hiératique et naïve, pompeuse et rustique, mais remplie d'une fougue contenue, d'une modernité en train de mûrir surgie du monde byzantin qui m'a toujours fasciné... 

«Lors de mon premier voyage à Venise, il y a plus de cinquante ans,il y avait au Palais des Doges, sous l'invocation de Marco Polo, une magnifique exposition sur la Chine.Venise m'apparaissait déjà comme une charnière, comme un hublot par lequel épier un monde dans l'autre, le trou de serrure...»***

Mes propos amusèrent Butor. Il évoqua l'art asiatique et me parla de cette fameuse exposition de 1954 au Palais des doges qui l'avait beaucoup marqué et montrait à l'évidence le rôle fondemental de Venise dans l'art et la propagation des idées. 

Je jubilais : cette idée de Venise-laboratoire, lieu d'innovation, d'invention dont la connaissance ne peut qu'aider le reste du monde dans ses réflexions, ses problèmes... Dans tous les domaines, Venise montre l'exemple, qu'il soit bon et à suivre, ou mauvais et à éviter. 

Les religions, l'art, la beauté...Vastes sujets. Je n'avais que vaguement entendu parler de l'exposition qu'il évoquait, mais je me souviens de celle qui fut organisé par les Présidents Sandro Pertini et François Mitterrand en 1983, «7000 ans de Chine à Venise». Près de quarante après, cette somptueuse exposition prolongeait celle qui fascina Butor et qu'il évoque dans le petit texte introduisant le Récit-Scénario évoqué plus haut.***

 

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Notes :


*   Traduction : Je suis à la rue, sans domicile. (Mode de dire en dialecte.)

**  Francesco Rapazzini, «Un été vénitien»,(Bartillat, Paris 2018), p.181

*** Michel Butor, Le Chevalier morose, (Hermann,Editeurs,2017), p.18

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