Lors d'un de ces dîners enquiquinants dans lesquels je me retrouve parfois à Bordeaux, ma voisine, qui venait de voir l'exposition sur les peintres vénitiens qui est maintenant à Caen, se rappelait une conférence que j'avais donnée sur les Allées de Tourny il y a bien longtemps. A la demande d'une association de retraités voyageurs en partance pour les côtes de l'Adriatique, j'avais parlé de l'art et de la vie à Venise.
"Vous m'aviez fait découvrir Bellini" me dit-elle. Venant d'une femme âgée aussi distinguée, élégante et intelligente, cette petite phrase fut pour moi un très agréable compliment. Je ne sais pas bien parler en public et je n'aime pas ça. J'avais pensé avoir été assez soporifique. Je n'avais fait que lire des notes préparées pour l'occasion. De retour de cette soirée, j'ai recherché dans mes cartons le texte de cette causerie. Je voulais comprendre ce que j'avais pu dire de tellement marquant pour qu'une dame fut à ce point attirée par mes paroles. Rien de transcendant en vérité. Je m’étais contenté de laisser parler mon cœur. Rarement une œuvre m'a autant touché que celle de Giovanni Bellini. Voici un court extrait de cette réflexion vieille de vingt ans...
J'avais introduit le chapitre sur la peinture vénitienne avec des extraits du cours de Zorzi sur l'art vénitien qui inaugura mon cursus universitaire vénitien :
"...Il semble vraiment que depuis l'antiquité grecque, nulle civilisation n'ait lié avec autant de bonheur l'art et le quotidien. La plupart des grandes œuvres – le plus souvent à dominante religieuse – œuvres de commande de Carpaccio, du Titien, du Tintoret, du Véronese, sont à la gloire de Venise, elles manifestent la toute puissance financière, économique, politique et militaire de la sérénissime. Pourtant, et c'est vrai surtout pour le Titien et Veronese, les plus grands chefs-d’œuvre naissent en une merveilleuse apothéose de couleur et de lumière au moment même où la puissance vénitienne agonise..."Mais vous voulez mon sentiment, il y a pour moi trois noms qui expriment vraiment Venise, sa lumière, l'air qu'on y respire encore aujourd'hui, loin de la foule, des hordes de touristes : Bellini, Mantegna, Carpaccio. Le Bellini dont je parle, c'est bien sûr Giovanni, fils de Jacopo, dont les vierges encore imprégnées de l'or des icônes, se voilent dans une mélancolie délicat ; frère de Gentile, dont les paysages évoquent le vrai visage de la cité. Il apparaît comme l'incarnation même du cinquecento vénitien. Un précurseur, un inventeur. Un génie. Son art s'apparente à la musique. Il est tout entier rythme et vibrations. En regardant ses toiles, et vous trouverez certainement ce rapprochement hasardeux, paradoxal, voire outré, mais j'entends les nocturnes de Chopin. Vous savez par exemple la première sonate de l'opus 37 interprétée par Maurizio Pollini... Pas d'arabesques, de volutes décoratives, mais une composition simple, sans rien de dramatique ni d'ampoulé, basée sur un accord secret des nuances. Comme chez Chopin.
Traits fermes, nets, qui laissent deviner la souplesse des corps sous les lourds vêtements et fait frémir sur les visages le duveté délicat de la chair. Impressionniste avec quatre siècles d'avance, Giovanni Bellini n'en reste pas moins solidement équilibré, s'attachant honnêtement à la réalité des choses – et quelle réalité ! – mais la transposant en méditation émue, analyse profonde, chant à l'unisson des sens et de l'âme... Nulle tristesse même dans l'abandon de la Vierge reconnaissant déjà dans l'enfant qu'elle tient sur ses genoux le crucifié qu'elle verra mourir... "Avec Bellini" dit MaryMcCarthy,"le paradis est sur cette terre, quelque part dans les collines près d'Asolo" (En observant Venise, Salvy ed., 1994)











Mais
J'imagine ainsi que tous ceux qui vivent derrière ces façades embellies par le soleil, sont endormis ou assoupis. C'est l'un des miracles de Venise. On ressent toujours ainsi à marcher dans les rues de la Sérénissime, dès que la bonne saison revient, une immense sérénité. C'est l'un des meilleurs remèdes que je connaisse à l'inquiétude, à la nervosité, à l'angoisse : Si vous venez d'arriver à Venise, si vos ennuis, vos soucis, vos craintes vous ont accompagné et semblent ne pas vouloir vous quitter, alors, posez vite vos bagages, chaussez vos mocassins les plus confortables, prenez un livre que vous aimez et sortez dans les rues. Marchez, marchez... Allez vous perdre là où le soleil habille les maisons d'un vêtement de grâce. Saluez d'un geste discret de la tête les rares passants que vous croiserez. N'hésitez pas à vous perdre. 
Rêvez. Si vous désirez lire ou noter vos impressions, mettez-vous à la recherche d'un coin vraiment tranquille. Je vous recommande le parvis de 




En quelque endroit que j'aille, il faut fendre la [presse /D'un peuple d'importuns qui fourmillent sans cesse. /L'un me heurte d'un ais dont je suis tout froissé ;/Je vois d'un autre coup mon chapeau renversé. /Là, d'un enterrement la funèbre ordonnance /D'un pas lugubre et lent vers l'église s'avance ;/Et plus loin des laquais l'un l'autre s’agaçant, /Font aboyer les chiens et jurer les passants. /Des paveurs en ce lieu me bouchent le passage ; /Là, je trouve une croix de funeste présage, /Et des couvreurs grimpés au toit d'une maison /En font pleuvoir l'ardoise et la tuile à foison. /Là, sur une charrette une poutre branlante /Vient menaçant de loin la foule qu'elle augmente ; /Six chevaux attelés à ce fardeau pesant /Ont peine à l'émouvoir sur le pavé glissant. /D'un carrosse en tournant il accroche une roue, /Et du choc le renverse en un grand tas de boue : /Quand un autre à l'instant s'efforçant de passer, /Dans le même embarras se vient embarrasser./
Vingt carrosses bientôt arrivant à la file /Y sont en moins de rien suivis de plus de mille ; /Et, pour surcroît de maux, un sort malencontreux /Conduit en cet endroit un grand troupeau de bœufs ;/Chacun prétend passer ; l'un mugit, l'autre jure. /Des mulets en sonnant augmentent le murmure. /Aussitôt cent chevaux dans la foule appelés /De l'embarras qui croit ferment les défilés, /Et partout les passants, enchaînant les brigades, /Au milieu de la paix font voir les barricades. /On n'entend que des cris poussés confusément : /Dieu, pour s'y faire ouïr, tonnerait vainement..."





son amour pour Venise et qui exprime ses joies et ses colères chaque jour depuis douze mois. Mais je dois avouer qu'un de mes meilleurs moments de la journée, lorsque je quitte mon cabinet, c'est, une tasse de thé fumant sur ma table, 
Hier le Jardin Public débordait des mêmes, vautrés sur les pelouses où ils laissent mille traces de leur passage le soir : bouteilles vides, papiers gras, kleenex ou papier toilette, branches cassées et fleurs arrachées. les barbares sont partout. A Venise aussi me direz-vous, mais quand on veut les oublier, éviter les hordes de veaux déguisés en touristes, il suffit de se perdre dans les dédales et quelques ponts plus loin, on n'entend plus rien que le bruit de nos pas, le chant des oiseaux et le cri des enfants qui jouent dans les cours des maisons, sous le regard des chats endormis sur la margelle d'un puits. Là-bas, même dans un quartier populaire et décati, rien de sordide ne vient vous agresser l’œil. Et si les graffitis et les tags se répandent aussi, ils ne se retrouvent que dans les quartiers du centre. A Bordeaux, les barbares sont partout, autour des Quinconces, sur les marches du Grand Théâtre, sur les quais. Une invasion. et ils saccagent, ils consomment le décor... Saint Michel, hier encore si pittoresque, est devenu un champ de déjections canines arpenté par de jeunes islamistes allumés et agressifs et de babas drogués... Mais bon, voilà, nous en sommes tous là, on ne fait pas toujours et à tout moment ce que l'on veut.. 









C'est celle-là qu'il a peinte, mais dont il ne parle jamais. Les mois et les mois qu'il y a passés ont-ils donc disparu de son souvenir ? Jamais il ne prononce le nom de la ville quand nous sommes ensemble, quoique nous pensions l'un et l'autre à elle. Nulle part elle n'est plus présente que dans cet atelier. Elle est dans ces toiles retournées et que j'imagine à ma guise, tout en regardant dans une vitrine quelqu'une de ces fioles transparentes rapportées de là-bas et qui semblent toujours contenir de l'eau de la lagune, tandis que, sur le parquet, se roule un chat qui porte au cou un de ces colliers en boules de verre coloré qu'on fabrique à Murano, – un chat trapu, rond et baroque, qui a l'air de ces animaux un peu diaboliques dont Carpaccio animait ses compositions et dont il ornait ses terrains semés de fleurettes délicates, sous les pas de ses San Giorgio et de ses Santa Orsala.
