On  ne rencontre jamais mieux Venise que seul et sans but. Venise et la  Malinconia. Cet état atroce et merveilleux, le solitaire s’y accroche  car il y trouve un délicieux bonheur, une richesse unique. Triste et  joyeux presque simultanément, le malade de Venise s’enrichit d’heures en  heures de sensations spécifiques. Un peu à l’image du novice qui peu à  peu se dénoue et entraperçoit sa véritable essence après plusieurs mois,  voire plusieurs années dans sa cellule solitaire. 
C’est la joie de  cette lumière, le bonheur de cette atmosphère unique, cet esprit unique  qui fait l'intensité de notre relation à la ville : être et évoluer dans  un milieu terriblement humain et qui pourtant nous semble tellement naturel, évident comme l'est la Nature.L’universalité née de sa  beauté et des mythes qu’elle a ainsi suscité me permet – comme à des  millions d’autres adeptes de la retrouver partout presque instantanément  et même sans le vouloir. Un reflet, un son particulier, une odeur et  n’importe où me voilà transporté à Venise et dans mes souvenirs aussi… 
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"Venise  est plus qu’une ville, c’est un état d’esprit, une merveilleuse idée  humaine. Une invention géniale. Elle est le refuge parfait du solitaire.  Elle sait s’en emparer et le prend dans ses tentacules. On ne rencontre  jamais mieux Venise que seul et sans but. Le cafard, la malinconia est  un art vénitien. Cet état atroce et merveilleux, le solitaire s’y  accroche car il y trouve un délicieux bonheur, une richesse unique.  Triste et joyeux presque simultanément, le malade de Venise s’enrichit  d’heures en heures de sensations spécifiques. Il repartira – s’il repart  – en paix avec lui-même, harmonisé, rédimé, apaisé et riche d’une  richesse intérieure très enviable de nos jours". 
Ces quelques  phrases retrouvées sur un de mes carnets, de qui sont-elles ? Vraie et  fausse l’assertion qui donne à l’amoureux de Venise,ou plutôt de la vie à  Venise un penchant pour la mélancolie. 

 
Non, je le dis une fois encore, Venise porte à l’équilibre, à la maîtrise des sens, à la parfaite connaissance du "moi"  qui partout ailleurs nous empoisonne. Un peu à l’image du novice qui  peu à peu se dénoue et entraperçoit sa véritable essence après plusieurs  mois, voire plusieurs années dans sa cellule solitaire. Nulle  déconvenue n’a jamais présidé à mon installation à Venise. Bien au  contraire. C’est la joie de cette lumière, le bonheur de cette  atmosphère unique, cet esprit unique : être et évoluer dans un milieu  terriblement humain et pourtant totalement antinature. Vieux débat  métaphysique que celui-là.
Je me souviens d’une séance de conférence de méthode à Sciences Po ou notre professeur, le charmant et distingué Monsieur Laborde,  aborda le thème de la nature. Je n’ai jamais su pourquoi il me confia  le commentaire d’un texte dont j’ai perdu la trace et qui présentait  Venise comme parangon du dilemme nature-antinature. Nature parce que  milieu unique situé dans un écosystème très particulier où  l’équilibre est fondamental pour la survie de tous (on parlait peu alors d’écologie)  et antinature parce qu'espace urbain artificiel, gagné sur le monde brut de la  création divine par l'impérieuse volonté de l'homme. Les  pierres et les piliers de bois sont purs produits de la nature mais leur 
utilisation  et l’usage qui s’en suit par essence s'oppose à elle. 
Ce qui ne veut pas  dire que Venise soit contre-nature… Au contraire, je suis convaincu - et ma démonstration emporta les suffrages de notre maître et de mes camarades - que Venise est l'exemple parfait, unique aussi peut-être, de l'idéal rêvé par l'esprit humain, l'exemple parfait de l'union du naturel et de l'humain, représentation terrestre du paradis rêvé, du paradis perdu... Je terminais mon exposé en justifiant la présence d'aussi nombreuses églises par le besoin des fondateurs de s'assurer le soutien du Père Créateur et de ranger à leurs côtés tous les saints, les archanges et les bienheureux qui intercèdent auprès du Père... Bref, pour ma part, au milieu de cet  ensemble Nature-Antinature qu’est Venise, j’ai trouvé ma vraie nature.  Faite de paix, de recueillement, d’émerveillement, de joie, de couleurs  et de sons.   
L’universalité née de sa beauté et des mythes qu’elle a ainsi suscités me permet – comme à des millions d’autres adeptes (on se croit toujours seul et unique amoureux, connaisseur et de facto consommateur de Venise)  de la retrouver partout presque instantanément et même sans le vouloir :  sur les écrans, aux vitrines des librairies, dans les musées, les  conversations. Un reflet, un son particulier, une odeur et n’importe où  me voilà transporté à Venise et dans mes souvenirs aussi. Les allemands  ont un nom pour cela. Proust a su décrire bien mieux que je ne pourrai  jamais imaginer pouvoir le faire cette sensation. Le lecteur comprendra  de quoi je veux parler.
La malinconia toujours ressentie à Venise, du  moins par les âmes sensibles ou celles qui savent s’abandonner parfois à  la faiblesse (combien d’entre nous prétendent toujours dominer leurs états d’âme et rester maître absolu de leurs sentiments)  nous prend cependant en effet. mais elle consiste bien plus en une  soudaine vision de notre faiblesse face à la grandeur des choses qu’on  trouve ici. Comment ne pas prendre conscience au pied de cet  extraordinaire monument dressé durant des générations pour magnifier la  puissance du créateur et célébrer de grandes actions humaines, qu’il y a  de fortes chances pour que notre vie passe vite et que nous soyons  oubliés quand les maisons, les églises et les palais se dresseront  encore noblement sur l’eau des canaux de la lagune… Jamais dans  l’histoire de l’humanité il n’y a eu une telle volonté, un tel désir de  maintenir, de préserver un espace urbain tel que Venise. Même Jérusalem,  Athènes ou Rome ou Byzance n’ont suscité un tel engouement au cours de  siècles… 
C’est bien la preuve n’est ce pas que Venise représente pour la  plupart d’entre nous un lien unique avec nous –même. Ce côté "matriciel"  rapproche tous les hommes. On y retrouve inconsciemment peut-être –  c’est une hypothèse que j’avance avec prudence mais que d’autres ont  peut-être su développer bien mieux que moi – la même sensation que celle  qui fut la nôtre à l’état fœtal… 
Et  puis, il nous y est donné de pouvoir vivre comme partout ailleurs – ou  presque – sans les inconvénients des autres lieux urbains (l’absence  de bruit et de mauvaises odeurs par exemple) et de s’y sentir aussi au  large qu’au beau milieu d’un océan ou d’une montagne (toujours l’idée  nature-antinature) sans les inconvénients de la solitude, du chemin toujours trop long à faire pour acheter du pain ou un journal… 
 
                 posted by lorenzo at 16:42