Au début 
du XVIIe siècle, à l'époque où la France mal remise des guerres de 
religion allait perdre son bon roi Henri IV, il existait à Venise une 
société culturelle très particulière. Comédiens, chanteurs, musiciens, 
poètes et compositeurs avaient un jour décidé de se réunir pour former 
"l'Accademia degli Impediti". 
.
Sous
 cette dénomination qu'on pourrait croire sarcastique, il y avait tout 
le désenchantement d'artistes très souvent de grand talent qui 
n'auraient jamais la possibilité de se faire connaître et d'atteindre la
 renommée des plus grands. Tout simplement parce qu'ils étaient juifs et
 devaient vivre et se produire exclusivement dans le Ghetto. 
Oh,
 ne croyez pas qu'ils étaient malheureux. Le ghetto de Venise (le 
premier et celui qui donna son nom à tous les autres dans le monde), 
était en fait comme une colonie accueillant des communautés juives 
venues de partout : les italiens, les portugais et les espagnols, les 
levantins, quelques familles venues de Pologne ou de Russie, des 
allemands. La place manquait un peu sur ces îlots entourés de canaux et 
fermés par de grandes grilles la nuit. Aussi avait-on construit en 
hauteur. On peut voir encore ces immeubles devenus vétustes qui 
s'élancent dans le ciel vénitien sur sept ou huit étages. On y vivait 
comme partout ailleurs, autour du campo, lieu de rassemblement. Les 
boutiques étaient nombreuses et pendant la journée l'animation était à 
son comble. On trouvait dans le ghetto de nombreuses banques - activité 
autorisée aux juifs et encouragée par le Gouvernement de la République 
puisque les chrétiens n'avaient pas le droit de s'y adonner - mais aussi
 des comptoirs de marchands qui assuraient la liaison avec le Levant, 
l'Asie et le autres pays d'Europe. 
Cette 
population aimait à se distraire mais le soir il était interdit de 
quitter le ghetto. Alors on y organisait souvent des soirées musicales, 
des lectures de poésie ou de romans, des représentations théâtrales. 
En
 ce début du XVIIe siècle, on eut l'idée d'aménager la petite colonnade 
située devant la synagogue italienne en théâtre. Une estrade fut montée,
 des rideaux posés (on voit encore l'emplacement des gros crochets de 
bronze qui soutenaient les tringles). Ces quatre colonnes en pierre 
d’Istrie qui semblent soutenir à elle seule la scola italienne (une des 
cinq Synagogues du Ghetto) abritèrent ainsi la tribune en bois où 
pendant des années se produisirent régulièrement des acteurs, des 
chanteurs et des musiciens. Les soirs de spectacle, la place était noire
 de monde. 
Les
 lourdes portes du ghetto et la loi de la République ne permettaient pas
 à ces artistes de prétendre à la renommée, confinés qu'ils étaient dans
 leur lieu de vie et leur appartenance religieuse. Et pourtant leurs 
comédies étaient drôles, leurs poèmes souvent très spirituels et les 
musiciens d'une telle qualité que les patriciens venaient souvent en 
groupe avec leurs invités assister à certains concerts, ceux qui avaient
 lieu avant la tombée de la nuit. 
Nous 
pouvons tous imaginer combien il était difficile à un juif de cette 
époque de prétendre vivre en paix et de s'installer définitivement 
quelque part. La France, après l'Espagne, venait de les chasser. Si le 
pape accepta de les accueillir, beaucoup de villes ou de petits états 
italiens refusèrent. A Livourne, l'ouverture d'un port-franc 
attira des juifs d'Orient. Mantoue relativement libérale, abrita une 
communauté importante, comme Modène et Venise. La peur et la haine du 
juif était tenace parmi les chrétiens qui assimilaient ce peuple aux 
responsables de la condamnation et de la mort du Christ. Les deniers de Judas semblaient tinter dans les poches de chaque marchand hébreu, pareil au Shilok de Shakespeare. 
Très
 tôt ils durent porter un signe distinctif. Les juifs italiens étaient 
cependant relativement chanceux. S'ils devaient vivre eux aussi dans un 
lieu reclus et qu'il leur était formellement interdit toute relation et 
union avec les chrétiens, s'ils devaient porter ces signes distinctifs 
qui nous semblent ignobles aujourd'hui, ils furent quasiment partout 
assimilés et bien traités. Notamment à Venise. Mêlés aux peuples parmi 
qui ils vivaient, ils étaient toujours en bon terme avec eux. A la fois 
semblables et différents, parlant hébreu entre eux, ils parlaient 
toujours le dialecte de leur lieu d'accueil. 
Ainsi
 à Venise, les juifs vivaient comme tout le monde pendant la journée, 
s'exprimaient en vénitien, agissaient en vénitien. Mais le soir venu, 
ils se retrouvaient enfermés rendus à leurs usages et à leurs 
traditions. Coupés du monde. Et c'est naturellement qu'ils voulaient 
continuer à vivre la vie commune. Malgré leur Loi, malgré le poids de 
leurs traditions et les théocrates intégristes qui déjà veillaient. L'académie des Empêchés
 c'était la traduction de cette soif d'assimilation, cette volonté de 
gommer les différences purement matérielles, sans jamais vouloir 
atteindre ni dénaturer pour autant le dogme fondamental qui faisait 
d'eux le peuple élu.
Le célèbre rabbin Léon de Modène
 encouragea et défendit cette idée et encouragea la réforme des rites et
 des cérémonies. Une communauté installa un orgue dans sa synagogue, une
 autre monta un choeur qui accompagnait les offices. Enfin, on se mit à 
chanter les psaumes selon le mode moderne (cette musique baroque qui 
nous est familière aujourd'hui). Hélas la prétendue tradition orientale 
l'emporta et peu à peu choeurs et instruments furent bannis des temples.
 Et de nouveau les artistes redevinrent des "empêchés". Ils ne pourraient décidément jamais envisager se produire un jour à la cour du Doge, à Florence, à Milan ou à Rome. 
Pourtant
 il y en eut un qui se hissa par son talent au rang des plus grands 
artistes chrétiens de son époque. Par sa musique, il révolutionna la vie
 religieuse des juifs de Venise et le courant qui naquit de son oeuvre 
se répandit dans toute l'Europe, rapprochant juifs et chrétiens dans un 
même amour de la beauté mise au service de l'adoration et de la prière.
Ce musicien extraordinaire était originaire de Mantoue. Il se nommait Salomone Rossi, et descendait d'une très ancienne famille arrivée en Italie sous le règne de l’Empereur Titus après la destruction du Temple de Jérusalem. Élève de Monteverdi, c'était un compositeur apprécié et il jouait du violon avec une étonnante habileté. Musicien officiel de la cour de Mantoue, il était exempté de l'obligation de porter la barrette jaune qu'on imposait aux juifs. Il avait une sœur dont la postérité n'a pas retenu le prénom, mais dont le surnom est parvenu jusqu'à nous. Tous l'appelaient "Madame Europa", car elle avait remporté un immense succès en interprétant ce rôle dans "le rapt d'Europe". Sa voix était divine. Elle était la cantatrice favorite du Duc Francesco IV Gonzague, qui protégea la communauté juive de la ville pendant tout son règne.
A l’occasion du mariage du Duc avec Marguerite de Savoie, au printemps 1608, tous les meilleurs artistes de l’époque furent invités à se produire à la cour. Claudio Monteverdi composa et mit en scène pour l'occasion son Opéra "Arianna" et l'extraordinaire "Ballo delle Ingrate" . On interpréta "L’Idropica" de Guarini . Le prince commanda à tous les compositeurs de la cour des intermèdes musicaux, et Rossi composa une très belle pièce très remarquée et qu'on possède encore aujourd'hui. 
Lorsque son maître Monteverdi se rendit à Venise, Rossi
 et sa soeur le suivirent. Ils se produisirent devant le doge et sa 
cour. Mais le soir venu, il leur fallu rejoindre le ghetto où on avait 
mis à leur disposition de belles salles richement meublées. Il y avait 
ce jour-là un spectacle de l'académie des Empêchés. Le public, sachant Madame Europa et son frère parmi eux réclama leur venue (imaginez la Callas et Rostropovitch venant loger au milieu d'amateurs de musique !). 
Ils
 s'exécutèrent de bonne grâce et interprétèrent de nombreuses pièces que
 le doge avait pu entendre quelques heures plus tôt. Ce fut un tel 
succès que la garde chargée de surveiller les abords du ghetto vint voir
 ce qui se passait, tant la clameur fut retentissante. On porta en 
triomphe le frère et la sœur jusqu'à l'entrée de leurs appartements. 
Nos deux artistes suivirent Monteverdi et se produisirent un peu partout en Europe. Salomone Rossi
 eut le privilège de voir l'ensemble de ses compositions éditées de son 
vivant. Il devint célèbre. On raconte que sa soeur était l'interprète 
préférée de Monteverdi après la mort de son égérie, Caterina Martinelli et qu'elle fut la première à chanter le merveilleux lamento d'Ariane.
Devant ce succès international, les Empêchés
 aperçurent soudain l'espoir de sortir de leur enfermement : pouvoir 
eux-aussi faire éclater leur talent aux quatre coins du monde. On se 
demande  pourquoi parmi les musiciens les plus talentueux se trouvent 
souvent des juifs. Quel don supplémentaire, quel mystère préside à leur 
réussite ? Hé bien ces dons, ce talent, cette énergie, ils les doivent à
 Madame Europa et à son frère Salomone Rossi.
Cent
 ans après la peste noire qui déclencha le massacre et la fuite de 
milliers de juifs d'Espagne, la terrible épidémie de peste qui se 
répandit sur le nord de l'Italie eut raison de leur talent. Si la voix 
de Madame Europa 
n'est plus qu'une légende, la musique de son frère est encore là pour 
témoigner de cette époque de lumière où la musique sut atteindre des 
sommets de beauté et de spiritualité.
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3 commentaires:
- 
Article remarquable !
On y devine ce qui caractérise l'esprit du judéo-christianisme .
De toujours .
On le devine .
Même pas besoin de le souhaiter d'ailleurs .
Et cette valeur essentielle s'appelle l'espérance !
Cet article , beau comme l'est l'humanité en souffrance et en joie , devrait être lu dans toutes les écoles .
Je serai toujours étonné , stupéfait , par l'esprit de confinement et d'enfermement qui précède tout antisémitisme .
Et ça continue !
Quelle connerie !
Très bel article !
 - 
Merci, Laurent, d'avoir si bien lu mon histoire "Ester e Salomone, una 
novella veneziana", et "madama Europa" comme je l'avais lu à la Radio 
Suisse Romande, et publié dans mon site:
http://users.libero.it/claudioronco/madameuropa.html
C'est un belle histoire, en effet.
Claudio Ronco.
 - 
Merci de ta fidélité Claudio et merci aussi d'avoir accepté cette belle 
prestation à Échappées Belles de France5 auprès de qui je t'avais 
recommandé en pensant il est vrai à tout ce que tu pouvais avoir à dire 
sur le Ghetto. la séquence à la Querini fut hélas trop brève.
J'ose espérer que ton commentaire ne sous-entend pas implicitement un reproche. Je ne crois pas avoir plagié l'excellent article ni l'émission que j'avais beaucoup apprécié. Cette belle histoire, pour l'avoir entendu souvent dite de différentes manières, depuis mon enfance, méritait sa place dans Tramezzinimag. Ton commentaire ajoute ce qui manquait : les sources. Merci encore et à bientôt, spero !
 


















 
Coupe Volpi pour la meilleure interprétation masculine :
Les  extraordinaires capacités et le talent du cinéaste russe ont été  récompensé par un jury unanime. Son nouveau film confirme une fois de  plus les qualiéts humaines de l'artiste. 





Le  maire avait prévenu tout le monde : si les régates ne se déroulaient  pas dans l'ordre et si les décisions des juges sont contestées, la  commune annulerait toute la stagione remiera, saison sportive  que les vénitiens attendent comme d'autres les internationaux de tennis  ou la coupe de football. La journée semblait s'être parfaitement bien  passée. Le cortege historique avait été très applaudi et sur la machina,  si on s'ennuyait un peu entre deux courses, on appréciait la qualité  des prestations sportives qu'offraient les différentes équipes, depuis  les moins de 14 ans, les équipes féminines jusqu'aux anciens et aux  gondoliers professionnels. Mais tout a basculé quand les vainqueurs sont  arrivés sur le ponton officiel. La tradition veut que soit remis aux  gagnants un fanion de couleurs ; l'équivalent des médailles d'or,  d'argent et de bronze. Et soudain, le drame : un des protagonistes,  classé troisième, a jeté son trophée dans l'eau du grand canal et en  hurlant a voulu s'en prendre physiquement au jury, devant l'assistance  médusée. 


 
 


