Remué encore à l'idée que je ne poursuivrai jamais la conversation timidement entamée lors de son passage à Bordeaux, je ne sais pas si je parviendrai à décrire ce sentiment qui m'étreint à l'évocation de l'auteur de L'Emploi du temps et au rôle qu'il a joué dans mon cheminement personnel et autant que dans ma relation à Venise. Le lecteur jugera.
Venu dans la région à l'occasion d'une exposition des livres d'artiste créés par lui avec ses textes autour des collages du bordelais Max Partezana (voir la vidéo de la manifestation : ICI), Cécile m'avait demandé de venir l'accueillir. C'était la première fois que je rencontrais celui qui bouleversa ma vie à distance, l'année de mes quinze ans, par ses mots... J'avais déjà dans ma tête des tas d'idées pour entamer la conversation, plein de questions à lui poser. Je devais aussi organiser pour lui une visite de Bordeaux qu'il ne connaissait pas. Le veille, pour mieux faire connaissance, nous avions dîné ensemble. En petit comité. J'avais dans les mains le livre qui changea ma vie, Description de San Marco. Sur les conseils de l'amie qui était avec nous ce soir-là (et qui savait l'importance de l'ouvrage pour moi) je m'étais résolu à solliciter une dédicace... Mais toutes les idées, les questions, les sujets que je souhaitais aborder avec lui au cours du dîner avaient soudain disparu. Envolées.Timidité ? Émotion ? Fatigue ? Un peu de tout cela. La conversation fut tout de même agréable ; un babillage de bonne compagnie qu'égayaient vin et mets délicieux. Je rongeais mon frein, agacé et furieux de ne par être capable de lui dire tout ce que j'avais en réserve, moi qui depuis des années rêvais de le rencontrer un jour... Quelques mois auparavant, mon ami Antoine était parti l'interviewer chez lui dans sa maison proche de la frontière suisse. Il y avait dormi. Revenu, il m'avait décrit les lieux, l'atmosphère unique, tout exactement comme je l'imaginais et c'était un peu comme si j'avais été là-bas moi aussi.
La promenade du lendemain devait se faire en vélo-taxi. Il pleuvait. Un crachin gris et froid qui sied bien à Bordeaux, mais n'encourage pas aux balades. Le jeune conducteur arriva en retard. Nous nous étions retrouvés matutinalement et la pluie fine ne semblait pas vouloir s'arrêter. Butor proposa que nous allions prendre un café sur la place où devait nous rejoindre le garçon. Un troquet sans âme, "fashion" comme le souligna l'écrivain avec humour, était ouvert. Nous nous y sommes engouffrés. Puis, le véhicule arriva. Un plaid sur les genoux comme la reine d'Angleterre dans son carrosse, nous sommes partis à la découverte de la ville après avoir été photographiés par le patron. Comme nous n'avions plus beaucoup de temps et Michel Butor étant assez fatigué, nous laissâmes de côté la cathédrale, le Grand-théâtre et la Place du Parlement, la Place de la Bourse et son miroir d'eau. Toutes les églises qu'il souhaitait voir étaient fermées, sauf Sainte-Croix. En route pour l'abbatiale et ses trésors méconnus. L'enseignant qu'il était ne marqua pas d'étonnement au peu de précisions de mes explications. Toujours l'émotion et la timidité devant un de mes maîtres. Je me serai retrouvé ainsi devant Platon, Socrate ou Montaigne que je n'aurai pas été plus troublé. Il fallait pourtant que je lui parle.
Certes, lors du dîner, j'étais parvenu à lui faire part de mon émotion à la lecture de sa Description de San Marco,
lui disant tout ce que ce texte avait instillé en moi, les réponses qu'il m'avait
apporté et je lui avais même raconté les anecdotes qui décidèrent ensuite de
mon installation dans la cité des doges. Mais je m'en voulais d'être resté convenu, à la surface de ce flot de sentiments que son texte - et puis plusieurs autres de ses écrits depuis, comme le superbe entretien qu'il eut avec Louis-Albert Zbinden pour le Courrier de Lausanne, en 1964 sur l'ouvrage en question justement (*) - avait suscité. En fait, je me rendis compte, alors que nous pénétrions dans l'église que j'étais comme un enfant devant lui. L'émotion de l'avoir pour moi seul, de partager avec lui réflexions et idées me bloquait autant que ma peur de le décevoir. J'ai souvent rencontré des auteurs, des ministres, plusieurs reines, quelquefois des princes et même le pape Jean-Paul II , mais jamais personne dont l’œuvre et la pensée m'aient autant marqué à un moment de ma vie.
Il pleuvait toujours. Nous arrivions non loin de la pittoresque maison où il logeait, chez le sympathique Jacques Pater, l'acteur fétiche et grand ami depuis l'enfance de Gérard Mordillat. J'avais l'impression que chaque tour de roue qui nous rapprochait de notre destination, dénouait en moi mots et idées longtemps et douloureusement refoulés. Pressé par le temps, je lui parlais du blog, de la maison d'édition, des livres d'artistes, de mes idées de collection... Il écouta tout, sans rien dire, les sourcils un peu froncés, les mains posées sur le plaid rouge qui recouvrait nos jambes. L'attitude sévère d'un magistrat. J'y décelais le signe d'un intérêt véritable. Le maître de ma jeunesse s'intéressait à mes idées ! Je n'aurai jamais imaginé être ainsi à ses côtés un jour et lui parler de moi... Et l'intéresser...
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* Louis-Albert Zbinden, Michel Butor, architecte de San Marco, La Gazette de Lausanne, 15-16 février 1964 in-Michel Butor, Entretiens, Quarante ans de vie littéraire, vol. 1 (1956-1968), Éditions Joseph K., 1999














































