Plus je découvre l'histoire de la République de Venise, plus je me rend compte combien elle a pu, en bien comme en mal, inventer le progrès. Elle a été à elle seule l'un des piliers du monde moderne. Ce peuple de réfugiés a bâti au fil des siècles une civilisation, miroir de l'Occident contemporain.
La cassure imposée par l'imposteur corse, si elle a effectivement brisé la nuque à un animal depuis longtemps blessé, n'a pas détruit les fondements de ce qui peut être un modèle ou du moins une référence. Le passé de la Sérénissime nous donne bien des leçons d'économie, de politique, de diplomatie. Des directions à ne pas suivre, d'autres vers lesquelles l'Europe devrait s'engouffrer. En lisant Mary McCarthy (1912-1989), j'ai glané ces quelques lignes qui illustrent parfaitement, avec quelques anecdotes, cet état unique. Non, Venise n'est pas figée dans la nostalgie de sa grandeur passée. Sa place unique parmi les élaborations humaines, ne se limite pas à quelques jolis monuments préservés par une situation géographique privilégiée ; elle est bien plus que cela. Elle a expérimenté, aussi loin que l'époque le permettait, les méthodes, les moyens et les idées les plus modernes. Certains Etats modernes n'utilisent-ils pas encore certains procédés qui font froid dans le dos et que le Sénat de la république avait érigé en méthode de gouvernement ? Notre économie a-t-elle d'autres théories que celles déjà en vigueur du temps des Doges ?
La cassure imposée par l'imposteur corse, si elle a effectivement brisé la nuque à un animal depuis longtemps blessé, n'a pas détruit les fondements de ce qui peut être un modèle ou du moins une référence. Le passé de la Sérénissime nous donne bien des leçons d'économie, de politique, de diplomatie. Des directions à ne pas suivre, d'autres vers lesquelles l'Europe devrait s'engouffrer. En lisant Mary McCarthy (1912-1989), j'ai glané ces quelques lignes qui illustrent parfaitement, avec quelques anecdotes, cet état unique. Non, Venise n'est pas figée dans la nostalgie de sa grandeur passée. Sa place unique parmi les élaborations humaines, ne se limite pas à quelques jolis monuments préservés par une situation géographique privilégiée ; elle est bien plus que cela. Elle a expérimenté, aussi loin que l'époque le permettait, les méthodes, les moyens et les idées les plus modernes. Certains Etats modernes n'utilisent-ils pas encore certains procédés qui font froid dans le dos et que le Sénat de la république avait érigé en méthode de gouvernement ? Notre économie a-t-elle d'autres théories que celles déjà en vigueur du temps des Doges ?
"Les vénitiens inventèrent l'impôt sur le revenu, les statistiques, le flottement des valeurs d’État, la censure sur les livres, la délation anonyme (la Bocca del Leone), le casino et le ghetto. En 1504, Venise soumettait au Sultan le projet du canal de Suez. Ils étaient à l'écoute des nouvelles inventions et découvertes, et prompts à en saisir les applications pratiques. L'information parvenant à Venise, en 1498, que l'expédition de Vasco de Gama avait doublé le cap de Bonne Espérance, la ville toute entière comprit que c'était là une mauvaise nouvelle pour son commerce : "La pire nouvelle que nous eussions jamais pu recevoir." L'invention hollandaise du télescope, en 1608, était connue de Venise avant la fin de cette même année. En 1610, on en essayait un sur le Campanile, et un escroc vénitien réussit à en revendre un autre - mais faux, fait de simple verre - au grand-duc de Toscane.
[...] En 1649, un médecin vénitien, Salamon, anticipait sur la guerre bactériologique en concoctant un sérum contenant des germes de peste, destiné à la guerre contre la Turquie. Il devait se répandre dans le camp ennemi par l'intermédiaire de vêtements, du type de ceux que les turcs achètent volontiers - des fez albanais, en l’occurrence. "Ce projet est au nom de la vertu", écrivait un provveditore vénitien de Zadar aux Inquisiteurs. "Cependant, il est... inhabituel, et peut-être contraire à la morale publique.Mais... dans le cas des Turcs, ennemis de notre foi, fourbes de nature, qui ont toujours trahi Vos Excellences, à mon humble avis, les considérations ordinaires sont de peu de poids." La proposition intéressa les Dix qui, afin d'être certains de garder pour eux seuls le médecin et sa cruche de sérum de peste, les enfermèrent tous deux en prison. En fait, il semblerait que le poison ne fut jamais utilisé, peut-être parce que les germes s'étaient éventés - constatation effectuée sur le contenu du placard à poisons du Palais des Doges lorsqu'il fut inventorié, au XVIIIe siècle. Les Dix étaient toujours prêts à écouter toute personne ingénieuse proposant un plan infaillible.[...] Les altane, terrasses posées sur le toit, aujourd'hui essentiellement utilisées pour étendre le linge, sont une invention vénitienne en matière de beauté. Les dames vénitiennes avaient pour habitude d'imbiber leur chevelure d'une potion chimique, puis de s'installer sur leur altana, construite à cet effet, couronnées de chapeaux sans fond, et les cheveux largement étalés sur les bords, de manière à blondir en séchant au soleil. D'où les chevelures dorées de la peinture vénitienne. Un peu de cette blondeur semble subsister, car si les Vénitiennes d'aujourd'hui ne sont pas blondes pour la plupart, elles ne sont pas brunes non plus mais châtain foncé, avec des reflets blonds. Elles ont également gardé cette peau blanche que protégeait le large bord des chapeaux.
[...] Venise inaugura le commerce du miroir par l'intermédiaire des fabriques de verre de Murano, et garda le monopole de cet art pendant plus d'un siècle, au temps de la Renaissance. Tout miroitier qui transportait son savoir-faire dans un état étranger pouvait voir ses proches emprisonnés, tandis que des agents vénitiens avaient pour ordre de le tuer sans sommation. Au XVIIe siècle encore, Colbert, ministre de Louis XIV, utilisa le poison et les femmes pour retenir en France certains miroitiers vénitiens. A sa mort, un miroir de Venise mesurant un mètre sur soixante-quinze centimètres, retrouvé parmi ses effets, fut évalué à près de trois fois le prix d'un Raphaël.[...]Les Zoccoli, ces étranges chaussures, sortes de mules sur piédestal, se développèrent à Venise. Destinées à l'origine, à protéger les pieds de la boue, elles devinrent une des merveilles vénitiennes grâce à la hauteur à laquelle le sporta la passion de la mode ; une paire, gardée au musée Correr, mesure cinquante centimètres de haut. Les femmes semblaient alors évoluer sur des échasses brochées, constellées de bijoux. On pense qu'elles ont également contribué au respect de la vertu matrimoniale jusqu'à la fin du Moyen Age et au début de la Renaissance, car une dame ne pouvait sortir ainsi sans deux servantes pour la maintenir debout. "Des souliers ordinaires seraient certainement plus pratiques", déclara le doge au cours d'une conversation avec l'ambassadeur de France. "Oui, beaucoup, beaucoup trop pratique", intervint un de ses conseillers. C'est ainsi qu'à Venise, la mode elle-même se voyait conférer un rôle utilitaire.
[...] Mais la plus merveilleuse invention de Venise ( celle de la peinture de chevalet - n'eut d'autre objectif que le plaisir. Jusqu'à Giorgione, la peinture avait une fonction utilitaire : glorification de Dieu et des saints, glorification de l'Etat (dans les scènes historiques) ou de l'individu (dans les portraits). Giorgione fut le premier à produire des tableaux pour le simple plaisir, pour créer une ambiance agréable, ainsi que l'exprime Berenson. C'étaient là des toiles destinées aux gentilshommes, faite pour la maison, deux notions nouvelles qui reposaient sur une nouvelle donnée : les loisirs..."
posted by lorenzo at 14:43