Patricia Boyer de Latour — Vous avez longtemps parlé de la ville étrangère plutôt que de Venise...Le lendemain matin, Jim s'est mis, comme chaque jour, au travail. Moi, je voulais apprendre la ville... Je me promenais donc jusqu'à l'heure du déjeuner ; l'après-midi, je rentrais vers six heures du soir, et nous ressortions pour dîner. Il allait tous les matins au Florian pour écrire à une table, toujours la même, loin de la lumière du jour et de la foule. Il a besoin de se fixer comme s'il y avait une sorte de rapport intime entre la circulation de son sang et de son esprit avec ce qui l'entoure. Je partais à l'aventure, seule.
J'aimais me perdre en suivant ces veines quasiment sanguines que sont les voies menant à la Giudecca, insoupçonnable pour moi, et dont personne ne m'avait parlé. Au moment où j'y suis arrivée pour la première fois, j'ai eu un coup au cœur... en découvrant cette ouverture sur les Zattere et sur la largeur du canal. À tel point que je me suis dit qu'on ne pouvait pas rester dans notre petit établissement enfoncé en pleine ville. Je suis entrée dans l'hôtel qui se trouvait là, j'ai demandé le prix des chambres à une vieille dame. Et là, elle m'ouvre une fenêtre sur la Giudecca... Quelle stupeur ! (Rires.) J'ai pensé : mais c'est ici qu'il faut vivre ! Tout se passait comme si notre vie nous attendait là depuis toujours. À la fin de cette matinée, je suis allée le rejoindre en lui disant : « Il faut que tu voies ça. » Et nous avons tout de suite retenu une chambre pour l'année suivante, la chambre aux trois fenêtres (une à l'ouest sur le petit canal perpendiculaire, deux sur la Giudecca dont l'une réfléchit toute la chambre et l'autre la circulation des bateaux) que l'on nous a gardée chaque fois.
L'ennui, c'était les Parisiens en visite à Venise qui, me reconnaissant, venaient à moi comme si ça allait de soi, sans vouloir savoir que j'avais ma vie ici et que je m'opposais à ce qu'ils y entrent. Les gens n'ont pas la faculté de se construire une muraille de Chine derrière laquelle se préserver... Ils croient à la transparence pour eux-mêmes et pour les autres, mais ce n'est pas vrai ! Quand ils m'accostaient alors que j'étais assise à ma table, presque toujours la même sur un certain ponton le matin entre huit et onze heures, je leur disais : « Excusez-moi, mais je travaille. » Ils finissaient tout de même par se rendre à l'évidence : je n'avais pas envie de les admettre dans mon cercle ni de sympathiser. Cela ressemblait à une agression amicale, parce que bien entendu ils n'avaient pas de secret à défendre de leur côté et, avec innocence, ils cherchaient à casser le mien. Je me défendais. Il faut être très vigilant, ignorer le monde extérieur, se protéger par une couche de silence et de refus, qui très vite est sensible aux autres. D'ailleurs, Venise est notre propriété quand nous y sommes ! (Rires.) J'aime la gaieté des Vénitiens, avec qui j'ai un contact merveilleux ; cette liberté qu'ils ont dans le rire, la beauté de leurs regards, leur discrétion... Et je remarque qu'ils ont toujours respecté mon travail. On se salue si on se connaît, ce qui crée une sorte d'affection tranquille et distante.
À partir de ma découverte de la ville étrangère, ça a été comme si je pouvais avoir un univers complet en lui-même. Paris contenait mon enfance, mes expériences ; et Venise, tout le côté magique... J'ai aimé me promener du côté de San Margherita, près du magnifique musée des Tintoret, dans la Venise populaire, j'aimais entrer dans les petits cafés, passer le seuil des églises. Nous sommes beaucoup allés dans les musées, nous avons vu des expositions majeures : Titien, Vénitien par excellence, charnel, religieux, génial ; Francis Bacon, que j'ai découvert là. Nous avons assisté à des concerts inoubliables, nous avons beaucoup regardé, observé, écouté, entendu... Ce sont des moissons d'émotions, de sensations. Teresa Stich-Randall et Gabriel Bacquier dans le Don Juan de Mozart, Beethoven au palais des Doges, le pape lors d'un concert à la Fenice, un choc pour nous... Nous n'avions pas de places. Il y avait des barrages policiers partout, mais le type qui filtrait les entrées a compris que c'était capital pour Jim d'y assister, il nous a fait entrer.
Nous avons très vite élu domicile dans ce quartier devenu le nôtre au bord de la Giudecca. Le délice consistait à s'installer sur la terrasse pour voir passer la foule. (Rires.) On allait rituellement à la Salute, ou bien dans l'autre sens jusqu'à la station maritime. Il y avait là un escalier, un écriteau : accès interdit. Ici commençait un autre monde, celui des bateaux battant pavillon de lieux improbables comme Monrovia, Nassau, Alexandrie ou d'ailleurs encore... Et nous étions fascinés par leur entrée dans le port, précédés de petits remorqueurs.
Depuis 1963, j'ai vu des nouveau-nés dans leur landau qui sont devenus des vieillards ! (Rires.) Et des adolescents, des jeunes mariés, des femmes un peu mûres, des matrones... Je me souviens aussi d'un homme très âgé, perclus de rhumatismes, qui poussait une chaise devant lui et s'y asseyait quand il était épuisé. Au fond, ce n'était pas un si mauvais moyen de circulation... Un autre, un peu fou, mesurait les distances en faisant des gestes, il était enfermé dans une sorte de mathématique étrange... Il y avait Eugenio, le « chanteur de Venise » sur lequel j'ai écrit une nouvelle dans L'infini, un mendiant extraordinaire au regard très bleu, assez beau, très pauvre, qui chantait en sortant de sa poche des bouts de papier et collait tout contre ses yeux pour en déchiffrer les mots. Un jour, il a disparu...
J'aime respirer l'odeur de Venise, son climat. Quand il pleut, j'écris dans la chambre avec Jim. « Est-ce que je ne te dérange pas ? » lui ai-je demandé un jour. « Au contraire, tu m'aides », m'a-t-il répondu. Et c'est vrai que nous écrivons dos à dos sans nous gêner. Mais s'il fait beau, je préfère écrire dehors. À Paris, jamais je ne pourrais m'installer dans un café, comme le faisait Nathalie Sarraute, qui s'y rendait tous les matins à neuf heures. Chaque écrivain a sa méthode.
À Venise être dehors, c'est être à l'intérieur d'un univers lumineux. Je m'y suis tout de suite acclimatée merveilleusement. Devant moi, il y avait trois péniches
amarrées chargées d'approvisionner en eau les grands navires ; voir ces péniches qui ne cessent de monter et descendre le long du canal est un spectacle d'une grande beauté. Le moindre souffle d'air ressemble à une respiration murmurante quasiment humaine. La ville ne se tait à aucun moment, il y a toujours le clapotis de l'eau le long des quais. Et pourtant ce n'est pas vraiment humain, mais d'une tranquillité magique. Cela s'intègre à la vision que nous avons de la ville, ça entre dans notre façon personnelle de penser, de chercher les mots, d'écrire comme si nous étions portés par une vibration particulière. C'est très vivant, animé, et toute la ville est encerclée par cela.
Mais j'adore Paris, la plus belle ville du monde ! et mon quartier, le VIIe arrondissement, est magnifique. Je n'évoque jamais Venise avec nostalgie. La vie y est gaie, les Vénitiens sont joyeux. En fait, Venise est un jardin maritime posé sur une île, qui ne me quitte pas. Si je n'y vais pas davantage, ce n'est pas grave. Venise est en nous.
3 commentaires:
- ...magnifiquement émouvant !.... merci ! anita
- Merci Lorenzo, j'aime beaucoup, c'est beau, tendre et émouvant. à bientôt Danielle
- Clair. Limpide. Dressé. Très classe. Ces cygnes noirs. Une aube de lait. Vrai et, pour tout dire, Délicieux.









La musique classique, les ballets, les menuets et les valses laissèrent la place aux rumbas, 













Des
vignes justement y poussent. De vieux cépages oubliés dont les branches
ornent les murs des rares maisons qui se dressent encore dans ces lieux
éloignés et presque abandonnés. De belles treilles gorgées de fruit
quand au mois d'août les orages viennent violemment les arroser.
L'isola di
lle
est restée dans son jus jusque dans les années 90 où suite à un
incendie, elle a été restaurée et reprise par un organisme officiel qui
organise des visites. L'énorme rosier grimpant a disparu mais la toiture
en pointe caractéristique de cet habitat lagunaire a été reconstitué et
le torchis rouge refait. On a changé les vieux volets de bois et
l'intérieur est tout neuf désormais mais l'ensemble a toujours fière
allure. Quand j'y pénétrais la première fois en 1969 ou 70, il régnait
dans la salle commune une odeur très particulière que je n'ai retrouvé
qu'une fois ou deux depuis, en Normandie ou dans les Landes. Un mélange
d'odeur de cendre et de cuir, de lard grillé et de foin avec des
relents de lilas et de terre... C'est du moins ce que mon cerveau
parvient à traduire de cette senteur étrange et attirante que j'ai gardé
en mémoire. Le feu crépitait dans la vieille cheminée de briques.
C'était à la fois comme la chaumière de la reine à Versailles ou celle
des sept nains. De quoi stimuler l'imagination d'une jeune garçon rêveur
et amoureux de la nature. J'ai retrouvé une photo de la maison avant
l'incendie. Dans le jardin, le vieux banc fait de bois et de pierre, est
toujours en place.






