Dix-neuvième année - Nouvelle édition. Les Hors-Textes de Tramezzinimag :

14 octobre 2006

Sur les Zattere

Voilà une promenade finalement assez peu connue des touristes - et c'est tant mieux - qui s'avère être vraiment l'une des plus agréables de Venise. Comme les flâneries le long des Fondamente Nuove ou sur les Schiavoni, marcher le long des quais de Dorsoduro est un régal. La lumière y est toujours différente et on peut y méditer tout à loisir ou bien poursuivre une conversation entre amis. Les enfants aiment à y courir et on rencontre des tas de gens différents. Vaste solarium en été (et dès le mois d'avril d'ailleurs), c'est en automne et en hiver un lieu assez privilégié, à l'abri des vents du nord, où les vrais vénitiens se retrouvent en fin de journée et le dimanche. Le meilleur glacier (Gelateria da Nico) de la ville et quelques bons restaurants y sont installés.
   
Face à la giudecca, allons donc faire un tour, de la calle del vento à la Pointe de la Douane. Nous croiserons des étudiants qui prennent le soleil sur un ponton, puis les enfants qui sortent des écoles et se précipitent chez Nico, les vénitiens qui prennent un café ou un verre. Le curé des Gesuiti qui fait constater à qui veut bien l'écouter l'état de plus en plus grave des sculptures qui ornent le fronton de son église et se transforment chaque jour davantage en talc.  
Un peu plus loin quelques touristes s'attardent sur le pont. La vue sur le canal y est si belle. Le peintre Ferruzzi sera peut être installé à l'angle d'une ruelle pour croquer la Giudecca juste en face. La concierge d'un immeuble est assise devant sa porte avec une voisine. Plus loin, la Calcina de Ruskin où nous parviennent des conversations en anglais. Encore un pont et les Zattere se font plus déserts. Le mur du jardin du séminaire est éclairé par le soleil. Les feuilles des arbres commencent à tomber. 

 
Plus loin encore, les jeunes athlètes membres de la Società Canotiera Bucintoro mettent leurs bateaux à l'eau. Le rouge vif de la grue tranche avec le vert de l'eau et le blanc écarlate de leur tenue. Les avirons sont prêts et les ardeurs fourbies. la ballade sera belle et sportive. Puis le quai se rétrécit. Un beau bateau à voile, amarré à deux pas bat pavillon néo-zélandais. Nous voilà à la pointe de la douane. A droite, San Giorgio qui touche presque la Giudecca. Les arbres du Cipriani sont une symphonie de verts et d'orange. A gauche, le Bassin de Saint Marc et son époustouflante vue : la piazzetta avec le Palais des doges, les colonnes, les dômes de San Marco et le Campanile. La lagune est toute irisée d'argent. Vaporetti, motoscafi, taxis, barques en tout genre se croisent dans un tintamarre merveilleux. C'est tellement plus agréable que la place de la Concorde ou les sorties d'autoroute... 

 
Quand les travaux seront finis, il n'y aura plus alors, après s'être assis quelques minutes face à ce magnifique spectacle, qu'à repartir vers la Salute, l'abbaye San Gregorio, les petites ruelles qui longent les palais, la Ca'Dario, la Guggenheim, San Lio et le pont de l'Accademia. Il sera temps de reprendre des forces dans un des petits bars qui longent le chemin. A moins que vous ne préfériez traverser le grand canal avec le traghetto. Deux heures de marche dans un indicible bonheur et une grande paix. C'est cela le miracle de Venise. Le bonheur et la paix. Mais je vous ennuie avec mes radotages.  

posted by lorenzo at 18:30

Venise mineure


© Wim de Koning, 2006 - Tous Droits Réservés.


posted by lorenzo at 17:09

Délicieuse solitude

On ne rencontre jamais mieux Venise que seul et sans but. Venise et la Malinconia. Cet état atroce et merveilleux, le solitaire s’y accroche car il y trouve un délicieux bonheur, une richesse unique. Triste et joyeux presque simultanément, le malade de Venise s’enrichit d’heures en heures de sensations spécifiques. Un peu à l’image du novice qui peu à peu se dénoue et entraperçoit sa véritable essence après plusieurs mois, voire plusieurs années dans sa cellule solitaire. 

C’est la joie de cette lumière, le bonheur de cette atmosphère unique, cet esprit unique qui fait l'intensité de notre relation à la ville : être et évoluer dans un milieu terriblement humain et qui pourtant nous semble tellement naturel, évident comme l'est la Nature.L’universalité née de sa beauté et des mythes qu’elle a ainsi suscité me permet – comme à des millions d’autres adeptes de la retrouver partout presque instantanément et même sans le vouloir. Un reflet, un son particulier, une odeur et n’importe où me voilà transporté à Venise et dans mes souvenirs aussi…
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"Venise est plus qu’une ville, c’est un état d’esprit, une merveilleuse idée humaine. Une invention géniale. Elle est le refuge parfait du solitaire. Elle sait s’en emparer et le prend dans ses tentacules. On ne rencontre jamais mieux Venise que seul et sans but. Le cafard, la malinconia est un art vénitien. Cet état atroce et merveilleux, le solitaire s’y accroche car il y trouve un délicieux bonheur, une richesse unique. Triste et joyeux presque simultanément, le malade de Venise s’enrichit d’heures en heures de sensations spécifiques. Il repartira – s’il repart – en paix avec lui-même, harmonisé, rédimé, apaisé et riche d’une richesse intérieure très enviable de nos jours". 


Ces quelques phrases retrouvées sur un de mes carnets, de qui sont-elles ? Vraie et fausse l’assertion qui donne à l’amoureux de Venise,ou plutôt de la vie à Venise un penchant pour la mélancolie. 



Non, je le dis une fois encore, Venise porte à l’équilibre, à la maîtrise des sens, à la parfaite connaissance du "moi" qui partout ailleurs nous empoisonne. Un peu à l’image du novice qui peu à peu se dénoue et entraperçoit sa véritable essence après plusieurs mois, voire plusieurs années dans sa cellule solitaire. Nulle déconvenue n’a jamais présidé à mon installation à Venise. Bien au contraire. C’est la joie de cette lumière, le bonheur de cette atmosphère unique, cet esprit unique : être et évoluer dans un milieu terriblement humain et pourtant totalement antinature. Vieux débat métaphysique que celui-là.

Je me souviens d’une séance de conférence de méthode à Sciences Po ou notre professeur, le charmant et distingué Monsieur Laborde, aborda le thème de la nature. Je n’ai jamais su pourquoi il me confia le commentaire d’un texte dont j’ai perdu la trace et qui présentait Venise comme parangon du dilemme nature-antinature. Nature parce que milieu unique situé dans un écosystème très particulier où l’équilibre est fondamental pour la survie de tous (on parlait peu alors d’écologie) et antinature parce qu'espace urbain artificiel, gagné sur le monde brut de la création divine par l'impérieuse volonté de l'homme.
Les pierres et les piliers de bois sont purs produits de la nature mais leur utilisation et l’usage qui s’en suit par essence s'oppose à elle. Ce qui ne veut pas dire que Venise soit contre-nature… Au contraire, je suis convaincu - et ma démonstration emporta les suffrages de notre maître et de mes camarades - que Venise est l'exemple parfait, unique aussi peut-être, de l'idéal rêvé par l'esprit humain, l'exemple parfait de l'union du naturel et de l'humain, représentation terrestre du paradis rêvé, du paradis perdu... Je terminais mon exposé en justifiant la présence d'aussi nombreuses églises par le besoin des fondateurs de s'assurer le soutien du Père Créateur et de ranger à leurs côtés tous les saints, les archanges et les bienheureux qui intercèdent auprès du Père... Bref, pour ma part, au milieu de cet ensemble Nature-Antinature qu’est Venise, j’ai trouvé ma vraie nature. Faite de paix, de recueillement, d’émerveillement, de joie, de couleurs et de sons.  
L’universalité née de sa beauté et des mythes qu’elle a ainsi suscités me permet – comme à des millions d’autres adeptes (on se croit toujours seul et unique amoureux, connaisseur et de facto consommateur de Venise) de la retrouver partout presque instantanément et même sans le vouloir : sur les écrans, aux vitrines des librairies, dans les musées, les conversations. Un reflet, un son particulier, une odeur et n’importe où me voilà transporté à Venise et dans mes souvenirs aussi. Les allemands ont un nom pour cela. Proust a su décrire bien mieux que je ne pourrai jamais imaginer pouvoir le faire cette sensation. Le lecteur comprendra de quoi je veux parler.

La malinconia toujours ressentie à Venise, du moins par les âmes sensibles ou celles qui savent s’abandonner parfois à la faiblesse (combien d’entre nous prétendent toujours dominer leurs états d’âme et rester maître absolu de leurs sentiments) nous prend cependant en effet. mais elle consiste bien plus en une soudaine vision de notre faiblesse face à la grandeur des choses qu’on trouve ici. Comment ne pas prendre conscience au pied de cet extraordinaire monument dressé durant des générations pour magnifier la puissance du créateur et célébrer de grandes actions humaines, qu’il y a de fortes chances pour que notre vie passe vite et que nous soyons oubliés quand les maisons, les églises et les palais se dresseront encore noblement sur l’eau des canaux de la lagune… Jamais dans l’histoire de l’humanité il n’y a eu une telle volonté, un tel désir de maintenir, de préserver un espace urbain tel que Venise. Même Jérusalem, Athènes ou Rome ou Byzance n’ont suscité un tel engouement au cours de siècles… 


C’est bien la preuve n’est ce pas que Venise représente pour la plupart d’entre nous un lien unique avec nous –même. Ce côté "matriciel" rapproche tous les hommes. On y retrouve inconsciemment peut-être – c’est une hypothèse que j’avance avec prudence mais que d’autres ont peut-être su développer bien mieux que moi – la même sensation que celle qui fut la nôtre à l’état fœtal… Et puis, il nous y est donné de pouvoir vivre comme partout ailleurs – ou presque – sans les inconvénients des autres lieux urbains (l’absence de bruit et de mauvaises odeurs par exemple) et de s’y sentir aussi au large qu’au beau milieu d’un océan ou d’une montagne (toujours l’idée nature-antinature) sans les inconvénients de la solitude, du chemin toujours trop long à faire pour acheter du pain ou un journal… 
posted by lorenzo at 16:42