Dix-neuvième année - Nouvelle édition. Les Hors-Textes de Tramezzinimag :

28 mai 2016

Chronique de ma Venise en mai (2)


4 mai 2016.  Teatrino Grassi.
Plaisir de retrouver Francesco en arrivant au teatrino. Une autre vision de Venise après celle, alternative, qui rêve de changer les choses et s'y essaie avec beaucoup de lyrisme et d'inventivité. Un monde relativement préservé entre les murs de béton de l'auditorium Pinault dont nous sommes,Francesco comme moi - et beaucoup d'autres - mais en périphérie finalement. Dans un entre deux voulu et choisi, ou parfois aussi imposé par les accidents de la vie et la conscience de l'inanité de certains de nos choix ou le rejet d'un conditionnement qui pèse et aliène plus qu'il ne nous porte... D'un côté la Sérénissime éternelle avec ses élites bien mises, leurs réseaux, une esthétique sans rien qui dépasse, l'assurance que donne l'habitude du pouvoir et de l'aisance partagée. La Venise dans laquelle je vivais il y a trente ans. Et puis cette Venise nouvelle, sans préjugés, née des tentations que l'homme a toujours eu en lui de l'universel, qui a abouti de la révolution bourgeoise de 1789 à la globalisation du XXIe siècle, dont ils profitent mais qu'ils combattent aussi en ce qu'elle porte avec elle d'inégalités, de violences et de formatages. Ces jeunes gens qui réinventent le monde de demain, qui décident un matin de ne plus subir les conformismes et ne sont plus dupes des mirages assénés par les images à la télévision, la publicité, la pensée unique, les formatages et le marché de dupes que sont les mythes du progrès, du travail et de l'argent... Parfois moins soignés que leurs aînés, le plus souvent échevelés et barbus, en rupture toujours, mais le plus souvent fils de la bourgeoisie justement,ou, plus rarement de l'aristocratie, ils sont purs et sans compromission. Comment bâtir des ponts entre ces deux mondes ? 

En attendant, nous sommes nombreux à nous sentir dans un entre deux pas toujours confortable. Fossé des générations ? Pas seulement.Une fois encore, Venise joue - pour moi du moins - un rôle d'intermédiation et de transversalisation (pardonnez ce barbarisme, mais je n'ai rien trouvé d'autre au moment où je remplis ce billet). Se promener dans les rues de la cité des doges nourrit cette interrogation. Faut-il après tout s'en prendre aux entrepreneurs et politiques véreux, aux théoriciens de l'économie de marché, de l'obsolescence programmée, du tout financier et de toutes les déréglementations pour laisser la voie libre au profit absolu, aux inégalités qui naissent du démaillage systématique et officiel des acquis sociaux, des garde-fous de la solidarité universelle, de l'amour du prochain quelque soit son niveau de vie et son revenu ? Un immeuble flottant, moche et rempli de pauvres gens qui ne font que passer ici et n'auront presque rien vu ou plutôt n'auront rien vu d'autre que ce qu'il est profitable de leur montrer, y compris les boutiques duty-free qui regorgent de Made in China et servent à blanchir l'argent sale des mafias de Chine et d'ailleurs, faut-il s'en agacer et ne faire que cela ? N'y-a-t-il pas de la poésie aussi dans ces grandes bestioles monstrueuses toutes blanches qui glissent le jour comme la nuit sur l'eau du canal de la Giudecca et du Bacino di San Marco sans faire de bruit, pratiquement sans aucun remous, et finissent par paraître aussi léger que le plumage des oiseaux ? Le tourisme de masse est une évidence et les désagréments qu'il apporte avec lui ne sont-ils pas identiques au flot de visiteurs que la richesse et la renommée de la République faisait débarquer autrefois, du temps des doges, pour tenter l'aventure et forcer la fortune, comme les migrants du XIXe siècle le feront en s'exilant d'Italie, d'Irlande, de Pologne ou du Pays basque pour échapper à la misère et faire fortune ? La traditionnelle foire de la Sensa qui avait lieu chaque année à l'occasion de la cérémonie des Épousailles du Doge avec la Mer, au nom de Venise, attirait parfois autant de visiteurs que la ville comptait d'habitants. Peut-on imaginer la Piazza et la Piazzetta gorgées d'étals en tout genre où des marchands vénitiens mais aussi des camelots du monde entier, où étaient présentés les innovations et les inventions les plus incroyables, des produits fabuleux des quatre coins du monde, à plusieurs centaines de milliers de personnes ?

Belle journée aujourd'hui bien que l'air reste encore très frais pour la saison. Petite promenade matutinale. Peu de monde encore dans les rues. Seuls les vénitiens qui se rendent à leur travail, quelques noctambules attardés, et de rares touristes se retrouvent dans les cafés qui ouvrent dès 6 heures dans certains endroits. Douce odeur de croissant et de café. Le bruit des cloches, les premiers vaporetti, les mouettes. Idéal pour se retrouver avec soi-même. Je relis ces lignes de Maurice Barrès : "Il y a dans Venise cette douce sociabilité, cette atmosphère exquise et simple dont un salon aristocratique enveloppe le plus insignifiant invité au point de lui donner la brève illusion qu'il est de la famille..." en me disant que la même impression s'offre encore aujourd'hui au visiteur. 

Nous étions ce matin sur la fondamenta devant la prison des femmes, à la Giudecca, pour le mercatino que les détenues tiennent chaque semaine en compagnie des dames de la Coopérative qui gère avec leur aide le magnifique potager de l'ancien couvent devenu une prison. Peu de monde, rien que des dames, souvent âgées, qui vivent dans les environs. De jolies fraises, plusieurs variétés de salade, des oignons nouveaux, des petits artichauts, des courgettes, des herbes et ces fleurs dont les vénitiens raffolent. Et puis de magnifiques roses. Nous faisons nos emplettes et remplissons un cabs pour moins de dix euros, fraises et fleurs comprises. Antoine est un peu désappointé de n'avoir pas eu encore l'autorisation de visiter le potager et d'interviewer les détenues. Tout est toujours assez long et compliqué en Italie et à Venise en particulier. Nous y retournerons. Les détenues travaillent au potager, mais fabriquent aussi des cosmétiques et des vêtements féminins, tandis que les hommes fabriquent des sacs et des pochettes à partir des kakemonos de toile plastifiée qui servent de panneaux d'information lors des grandes manifestations, à la Biennale ou dans les musées. Après le marché, café et brioche (le mot français utilisé par les plus anciens parmi les vénitiens pour désigner les croissants, mot que les plus jeunes utilisent plus volontiers - les deux toujours délicieusement prononcés !) sur la fondamenta, à la Palanca, en attendant l'heure de nous rendre chez les Rapazzini.

La marquise Vittoria di Rapazzini di Buzzaccarini est d'origine padovano-milanaise, mais elle vit et écrit à Venise depuis de nombreuses années. Elle habitait autrefois avec ses fils le Casino di Baffo, l'un des nombreux lieux de la Giudecca où les patriciens aimaient à se retrouver pour se détendre de la vie officielle et où ils organisaient concerts, spectacles et jeux, et puis parfois bien d'autres choses aussi... C'était une très vieille maison avec des fresques et une mezzanine qui devait servir pour les musiciens. Aujourd'hui, la marquise habite une ravissante maison sur la fondamenta, face aux Zaterre. Un magnifique jardin occupe tout l'arrière de la propriété. C'est là que se tient la rédaction de ses deux revues, très belles et très connues par les spécialistes et amateurs de bibliophilie, Charta et Enlumina. Des chats, des chiens vivent au milieu des livres et des plantes. Une maison typiquement vénitienne, remplie de trésors du passé, meubles, tableaux et livres et ce jardin paisible et très fleuri, avec de grands et beaux arbres. Antoine interviewe Francesco dans le jardin puis sa mère. La cuisinière, après nous avoir servi un café, me propose un verre de vin dans son délicieux dialecte du Veneto. Les chiens vont et viennent entre la cuisine et le jardin. Francesco est ravi de parler de notre amitié, de quand et comment nous nous sommes connus et aussi de son métier d'écrivain, de son choix de vivre à Paris, fait il y a plus de quinze ans maintenant... Nous quittons cette maison à regret.



Sur le pontile, en attendant le vaporetto, nous croisons une vieille dame très élégante au bel accent allemand qui me demande d'où proviennent les belles roses que j'ai acheté au mercatino. Nous échangeons à peine trois chiachierette et elle nous invite dimanche dans son jardin qu'elle ouvre exceptionnellement pour faire admirer ses roses à elle et elle nous invite dimanche dans son jardin qu'elle ouvre exceptionnellement pour faire admirer ses roses à elle. Charmante invitation imprévue. Comme je les aime et qui arrivent souvent à Venise sans qu'on y ait seulement pensé...Assis dans le bateo qui nous ramène sur les Zaterre, je reste songeur. Et si Francesco avait raison ? S'il était temps que je décide de revenir vivre ici ? Un bateau, un appartement dans un coin tranquille, Mitsou notre vieux chat au soleil d'une terrasse ou d'un simple poggiolo... Rêve ou réalité prochaine ? 

La tentation est grande après ces mois difficiles, les évènements assez lourds qu'il m'a été donné de vivre, les deuils à faire... Laisser faire le temps, le hasard des rencontres, le temps... Dieu voulant...En attendant, j'avance dans la lecture de l’œuvre du poète Mario Stefani dont je souhaite éditer une traduction française. Il est parfaitement en adéquation avec la vision que j'ai de la cité des doges et le souvenir des moments passés avec lui, soit dans un des cafés du campo de San Giacomo où il vivait, sur le campo San Fantin aussi, du temps où je travaillais à la galerie Graziussi, ou chez lui aussi, me rend sa poésie encore plus vivante : "A mi me basta esar poeta /no go ambission de oltra sorta" (Come el vento ne la laguna)...


Samedi, nous sommes invités à la Fenice pour la première du Barbiere di Seviglia de Rossini. Grande joie de retrouver ce théâtre où je suis si souvent allé du temps où je vivais à Venise. Bien qu'il ressemble davantage à un restaurant chinois qu'au théâtre décati et patiné que j'ai connu, ce sera certainement une belle soirée.

Sur la route en revenant de Venise

14/05/2016. Suite et fin de Chronique de ma Venise en mai (6)

"Le soleil brillait ce matin quand j'ai ouvert les volets pour la dernière fois." Une phrase ordinaire retrouvée en cherchant autre chose dans un de mes nombreux carnets. Quelques lignes oubliées, des notes griffonnées et raturées écrites dans le train entre Venise et Milan il y a presque deux ans, et surgit le souvenir d'un moment vénitien comme nous en vivons tous, quand vivre à Venise n'est pas ou plus possible. Depuis, bien des choses ont changé. Ce qui n'était encore qu'un projet un peu flou devient chaque jour plus palpable, mes séjours de nouveau se font plus régulièrement, plus longs et j'ai peu à peu renoué avec ma vie vénitienne. Certes la ville n'est plus tout à fait la même et on sent bien que tout peut s'effondrer d'un moment à l'autre, certes beaucoup de ceux que j'ai côtoyé sont morts ou ont quitté la ville, mais je m'y suis retrouvé instantanément. C'est bien là d'où je suis. 

Le soleil brillait ce matin quand j'ai ouvert les volets pour la dernière fois
Le soleil brillait déjà ce matin quand j'ai ouvert les volets pour la dernière fois. Dans un peu plus de quatre heures je serai dans la Frecciarossa, ce train rapide et ultra-confortable qui m'amènera loin d'ici vers Milan... Puis ce sera un autre train pour Lyon où m'attendra ma fille Constance. Antoine est parti hier soir avec des heures d'enregistrement qu'il va devoir trier et monter. Un travail de Titan, vu le peu de temps dont il dispose pour produire deux heures d'émission, alors que je suis de nouveau en vacances. Vacances studieuses cependant, outre les échanges que nous aurons pour rendre le reportage le plus complet possible, je dois terminer la préparation des deux prochains titres que les éditions Tramezzinimag proposeront à la rentrée. Mon manuscrit entamé ici l'an dernier, n'a pas tellement avancé... J'ai beaucoup arpenté les rues de Venise, rencontré de nombreuses personnes, certaines pour la première fois, d'autres revues avec beaucoup d'émotion après de longues années de silence, des rencontres loupées ou remises au dernier moment... Cette fois encore, je n'ai pu voir tout le monde, le reportage nous ayant obligé à caler tellement de rendez-vous, tous plus passionnants les uns que les autres certes, mais tellement peu en adéquation avec le rythme particulier de cette ville. Avec mon rythme... 

Les bagages sont prêts. Ils attendent, sagement alignés dans l'entrée. L'appartement est propre et rangé, les plantes arrosées, les volets tirés. Je sors une dernière fois. J'allais oublier de ramener aux enfants des provisions de parmesan, de riz et de Nocciolata demandées... Un petit tour au bar d'en face pour un ultime macchiato matutinal et deux petits croissants fourrés à la marmellata, mes préférés... Catherine H., fidèle lectrice enfin rencontrée, doit passer prendre draps, couvertures et serviettes qui restent ici. Elle remettra aussi les clés aux propriétaires des lieux. Joyeuse rencontre que celle-ci, un peu liée au hasard et dont finalement nous n'avons pas pu beaucoup profiter tellement mon emploi du temps et le rythme qui allait avec, m'ont peu laisser souffler. A la gare, je dois retrouver la jolie et très solaire Sophie W. ,jeune artiste-peintre suédoise qu'a connue Antoine à PuntoCroce, ce lieu alternatif dévolu à l'art contemporain, à la convivialité et à l'entraide, du côté du campo San Naranzio Mauro, (cette petite place que personne ne connaît vraiment, même les vénitiens). un lieu dans le genre de ceux que fréquentait Corto Maltese. Sophie me fera sûrement cadeau de la belle affichette de sa dernière exposition et sera un peu triste. Peut-être aurons-nous le temps de prendre un café au buffet de la gare ? Cette fille du Nord est solaire et rayonnante. Elle a un vrai talent que j'admire et son travail me touche.

Dimanche c'est la Vogalonga. Déjà près de 1.700 étrangers se sont inscrits. Le succès que remporte cet évènement traditionnel, qu'on a pu considérer avec sympathie les premières années, attise désormais l'ire de nombreux vénitiens qui réclament aujourd'hui deux régates séparées, l'une traditionnelle pour les embarcations vénitiennes et les vénitiens, et l'autre ouverte à tous, avec un point de départ et un parcours différent pour les deux courses. Il y a donc encore plus de monde que d'habitude sur la Riva et les vaporetti vont bientôt être pris d'assaut par les hordes, au grand dam des habitants. Il va falloir que je parte plus tôt, à moins d'aller à pied jusqu'à la gare... Autrefois j'aurai demandé à un ami de venir me chercher en barque. Il y avait aussi le canot du consulat. Mais ce canot et ce consulat, c'était avant la chute du Mur, dans l'autre siècle...

Les cornes de brume des bateaux qui embarquent les touristes font s'envoler les mouettes qui poussent des cris indignés, les cloches sonnent la neuvième heure du jour. Il fera chaud encore aujourd'hui. Les éboueurs commencent leur tournée. Veritas ramasse les encombrants. Un chat - rareté de nos jours - se promène et traverse un pont devant moi sans daigner regarder les humains qui l'entourent. Le custode de la Scuola San Giorgio dei Schiavoni ouvre les portes de son musée. Combien seront-ils aujourd'hui à venir contempler les Carpaccio ? Une dame change la vitrine de la boutique de vêtements de la Salizzada San Antonin. J'aime son nom, Banco Lotto N°10, qui rappelle le passé de Venise. C'est depuis quelques années une adresse précieuse où on trouve des robes de haute-couture réalisées par les femmes de la prison de Venise, les mêmes qui cultivent des fruits et des légumes bios à la Giudecca. 

Le chat semble se rendre au même endroit que moi, sous les arcades où se trouve l'entrée du supermarché. Je ne saurai pas s'il y a ses habitudes, mais le matou semble très déterminé. Il sait où il va. Le temps passe vite. Je dois me hâter si je ne veux pas rater le train de 10h50. Il y avait du monde au Simply. J'aurai préféré me rendre au petit épicier du coin qui a du très bon parmesan, mais il n'ouvre pas assez tôt. Le distrait que je suis a fait des courses hier soir mais oublié le fromage. Il faut prendre un ticket, comme dans les administrations, chose détestable. Le nombre incroyable de touristes qui passe par ici oblige à ce genre de mesures qui déshumanisent ces petits moments de vie sociale que j'adore. Combien ces moments deviennent rares de nos jours : attendre chez le crémier ou le boucher, en profiter pour parler avec son voisin - propos le plus souvent sans aucune profondeur mais échangés toujours avec bonté et empathie. Important cette bonne humeur du matin pour bien commencer la journée. 

Pour ma part, je pourrais être maussade, voire grognon après tout. Je dois quitter Venise, sa lumière, son silence, sa beauté et la sérénité que j'y puise et dont je me nourris, pour retrouver un quotidien parfois pesant. Reprendre contact avec un univers fatigant et tellement éloigné de mes aspirations et de mes goûts... Mais à quoi bon s'embrumer le cœur et noircir les dernières heures à passer ici ? La radio diffuse "What part of forever" de Cee Lo Green. Un peu triste de partir comme toujours. Mais on part toujours de Venise après tout. Pour y revenir, le plus souvent. Pour moi, ce sera dans six semaines. Dieu voulant. Francesco disait l'autre jour à Antoine que c'est ce qui l'a fait quitter Venise à son tour. Voir repartir ceux qu'il aimait et qui finalement ne faisaient jamais que passer, était une réelle souffrance pour lui. J'ai fait partie du lot de ceux qui sont partis... 

Le fromage a rejoint les pots de confiture données par une vieille amie et les autres provisions que je ramène à chaque fois en France. Un petit mot de remerciements pour mes gentils hôtes qui arrivent ce week-end. La porte bien fermée, je rejoins Catherine et nous partons. Impossible de prendre le bateau. Trop de monde. Ce sera à pied donc, par les raccourcis pour éviter la foule, en passant par Santi Apostoli, puis en longeant la Strada Nova et en contournant la Lista di Spagna, qui doit être complètement engorgée, par le jardin Savorgnan qui permet de rejoindre la gare sans se perdre dans la foule des touristes. Il fait déjà bien chaud.

10h40... Nous avons mis 20 minutes. Avec le vaporetto, nous serions certainement encore au Rialto, au milieu des touristes affolés autant qu'émerveillés. Quai 3, diretto Venezia-Milano. Carrozza 7, siège 7D. En route ! Mes compagnons de voyage semblent agréables : Une vieille dame de Belluno qui se rend chez sa sœur à côté de Milan, un jeune couple souriant, lui visiblement d'origine sicilienne qui me rappelle Pippo que je n'ai pas pu voir cette fois-ci. Elle milanaise, bien jolie et très élégante. Ils jouent au tarot. Dans la voiture-bar, le serveur vénitien, me sert un délicieux macchiato. Autre chose que la pisse de chat des trains français. En plus, il me propose des journaux et m'offre le Gazzettino. Nous discutons un moment. Il y a peu de gens. Un jeune type est assis non loin de moi. Nous parlons un long moment de tout et de rien. Étudiant à Padoue, il rentre chez lui pour quelques jours de vacances avant ses examens. Échange d'adresses, comme quand j'étais étudiant, car le garçon pense faire son Erasmus en France. Le temps passe vite en bonne compagnie, voilà Milano, Stazione Centrale, impressionnant et somptueux bâtiment mussolinien. 

Métro jusqu'à Porta Garibaldi, puis le TGV qui m'emporte vers Lyon. Voitures sales et vieillies, la SNCF est bien en retard face aux magnifiques wagons de Trenitalia : dans ce train, moins d'espace, des toilettes douteuses, le bar hors de prix et sans rien de bon, les contrôleurs suspicieux et moroses... A l'image du pays et de nos gouvernants, gris et désavoués. Le paysage défile. Montagnes aux sommets encore enneigés, troupeaux dans des pâturages très verts. Magnifique ciel bleu peuplé de petits nuages joufflus comme des putti, blancs et roses. J'apprends que le gouvernement italien a donné son feu vert pour que soit organisé un référendum sur l'autonomie du Veneto... L'Europe des régions... nous avions beaucoup travaillé sur le sujet quand j'étais à Sciences Po... Quelle solution pour sortir de ce cercle infernal dominé par les allemands et casser la logique de la croissance et de la déréglementation qui ne tient pas compte des besoins et des aspirations des peuples ? Redonner espoir et enthousiasme aux gens, favoriser les initiatives et défendre les acquis sociaux, chasser la misère et la précarité, enlever leur pouvoir aux marchés et rendre la démocratie de nouveau joyeuse et fraternelle... 

Il nous faut accepter de changer de paradigme, ne garder du passé que le meilleur et résister coûte que coûte aux sirènes du progrès et du profit. Les gens rencontrés à Venise travaillent dans ce sens, parfois avec des méthodes innovantes, peu orthodoxes mais qui fonctionnent, toujours dans le respect de l'humain, dans une logique soutenable et responsable. Les étudiants qui occupent le jardin de la Ca'Bembo, les dames de la Coopérative des Carcere de Venise, les associations Grane di Senape, Awai, le groupe Re-biennale, le collectif des Caselle, les artistes de Punto Croce, comme les gens de Dona Gnora, ceux des Laboratori di Restauro à la Misericordia avec qui nous avons longuement discuté... Tous ont à cœur de préserver, d'inventer, de construire pour la collectivité, dans la solidarité et l'entraide. Ils élaborent chaque jour des alternatives et sont remplis d'espoir et d'enthousiasme ! Leçon d'espoir et d'énergie. pour un avenir plus ensoleillé et paisible...