L'écrivain Dominique Fernandez s'est rendu à Venise pour suivre, pas à pas, les travaux de Fabio Biondi et de son Europa galante sur Antonio Vivaldi.
Venise, quelle tristesse aujourd'hui... Qu'elle se dégrade de plus en plus, qu'elle s'enfonce dans la lagune, ça on le savait. Ce n'est pas le pire. Le pire, c'est la survie artificielle, ces hordes de touristes incultes, ces vitrines obscènes de chaussures, ces réclames pour un carnaval factice, la fuite des Vénitiens, qui préfèrent la terre ferme à ce Disneyland sur l'eau sale. Même Cannaregio, l'ancien quartier communiste, derrière le Ghetto, avec ses trois canaux parallèles bordés de maisons de brique, ce secteur populaire où il n'y a rien "à voir" et qui était resté la seule partie vraie de Venise, commence à se "montmartriser", à se "boboïser" : restaurants chics et arnaque garantie. Pour compléter le désastre, la ville est devenue un désert culturel : plus une seule salle de cinéma, une Fenice exsangue qui ne donne plus que quelques spectacles par an... Ah ! vivement que Venise tombe pour de bon en ruine, qu'elle devienne la Pompéi du XXIe siècle, alors elle retrouvera sa beauté, alors on pourra y retourner.
En attendant, si on cherche bien dans le fatras des "petites musiques de nuit" ramollies et des Quatre saisons édulcorées bradées dans les églises par des orchestraillons minables à l'intention de gogos racolés dans la rue par les filles en crinoline mitée, il est encore possible de dénicher son bonheur. Ainsi, le délicieux théâtre Malibran affichait en octobre dernier deux opéras de Vivaldi. Les spectacles, faute de moyens, étaient lamentables : un bout de rideau ici, un éclairage raté là, une direction d'acteurs nulle. Mais, pour la musique, on était comblé. Grâce à qui ? à un Palermitain qui s'est installé à Parme et qui est venu, bonne âme, monter, diriger, ressusciter à Venise, avec son orchestre Europa galante, Ercole sul Termodonte et Bajazet. Fabio Biondi est depuis longtemps un passionné de Vivaldi : on n'a pas oublié ses Quatre Saisons révolutionnaires de 1992, son violon pointu, agressif, tranchant, qui faisait de la guimauve habituelle un faisan rôti goûteux.
Ercole, créé à Rome en 1723, n'est pas du meilleur Vivaldi. On y sent la fatigue, non seulement du compositeur, mais de tout un type d'opéra dont il a été longtemps le champion. Cette suite d'airs un peu vides, la complète absence de caractérisation des personnages, l'impossibilité pour le spectateur de s'intéresser à aucun d'eux, génèrent plus d'ennui que de plaisir. Malgré le talent de Romina Basso, de Roberta Invernizzi et de leurs camarades à défendre cette partition plus chargée de bonnes intentions que de beautés efficaces, on a vu plusieurs fauteuils se dégarnir aux entractes. Biondi n'aime pas les contre-ténors, c'est la seule réserve qu'on puisse faire à sa formidable contribution à l'essor actuel de la musique baroque. Il trouve qu'une mezzo féminine remplace mieux la voix de castrat. Je pense que c'est une erreur, mais, à entendre le chevrotement incolore et la dégaine empotée du seul contre-ténor engagé, un certain Jordi Domènech, on ne pouvait que donner raison à cette erreur. Que Biondi n'a-t-il entendu les neuf merveilleux contre-ténors de Sant'Alessio, Philippe Jaroussky en tête...
Pour Bajazet, c'est autre chose. Il s'agit d'un opéra charnière dans l’œuvre de Vivaldi et dans l'histoire du genre. Il a été créé en 1735. Aux alentours de 1730, explique Biondi, la musique vénitienne, l'opéra vénitien étaient entrés en crise. Ils avaient moins de succès, ils ne remplissaient plus les théâtres, bref, ils étaient passés de mode. Et au profit de quel nouveau genre de musique, de quel nouveau genre d'opéra ? De la musique et de l'opéra napolitains. On sait qu'en Italie on est friand de ces rivalités, entre villes, entre écoles, entre clans, que ce soit dans le sport ou dans l'art. Coppi contre Bartali, Juventus contre Inter, Caravage contre Carrache, Callas contre Tebaldi, on s'enflamme pour un côté ou pour l'autre. Au début du XVIIIe siècle, la guerre vocale éclate entre Venise et Naples. Venise, depuis Monteverdi et Cavalli, détenait la suprématie dans l'opéra. Mais voici que de nouveaux venus proposent une sorte plus brillante, plus amusante, plus alléchante de musique. Naples, sous l'influence des castrats, lance un modèle de virtuosité, de fioritures, de girandoles sonores, qui stupéfie, bouscule, enchante, subjugue les auditeurs, rendant poussifs et caducs les airs monocordes, les récitatifs délayés de l'opéra vénitien, tout à coup obsolète.
Pour Vivaldi, c'est un vrai drame. Car cette décote brutale de l'opéra vénitien, c'est sa propre descente aux abîmes. Lui qui régnait dans les théâtres, se retrouve renvoyé au sous-sol, comme Emil Jannings dans Le Dernier des hommes de Murnau. Il perd l'estime de ses concitoyens, il subit un effondrement de ses recettes. Une époque est révolue, et lui, qui la représentait avec éclat, est la première victime de sa disparition. Que faire ? Cesser d'écrire ? Ce sera le choix de Rossini, frappé du même ostracisme, vers 1830, quand le succès des lourdes machines meyerbeeriennes aura condamné son art fait de gaieté, d'esprit, d'humour, de fantaisie. Vivaldi, lui aussi, comprend qu'il ne peut continuer sur une voie désormais sans issue. Mais il y aurait un moyen de s'en sortir, de redorer son blason : il suffirait de s'adapter à la nouvelle mode, ou d'en faire semblant. Bajazet illustre cette crise, ce combat, ce compromis, cette compromission, et voilà pourquoi l'oeuvre est passionnante.
Le sujet lui-même se prêtait à une telle tentative de sauver le "sauvable", de se remettre à flot en transigeant avec sa conscience. Pour une fois, les personnages ne sont pas des fantoches. Le sultan Bajazet est prisonnier de l'empereur des Tatars, Tamerlan. Voilà deux hommes que leur situation respective incline à des états psychologiques opposés, occasion pour le compositeur de faire s'affronter deux styles antagonistes. Les airs pour Bajazet, pour sa fille Asteria, écrits dans le vieux style vénitien, traduisent leur mélancolie de prisonniers, leur âme déprimée de vaincus. Pour nous, ces airs sont très beaux, mais on conçoit ce que ce genre triste et noble pouvait avoir de lassant pour un public avide de nouvelles émotions. Les airs pour Tamerlan, pour Andronico, prince grec de l'entourage de ce dernier, pour Irène, princesse de Trébizonde et fiancée du Tatar, reflètent au contraire le nouveau style, rapide, enlevé, à facettes chatoyantes.
.Mais, dira-t-on, comment Vivaldi a-t-il pu changer son fusil d'épaule aussi vite ? Se renier avec autant de désinvolture, d'impudence ? C'est bien simple : il a emprunté. Emprunté leurs recettes aux Napolitains. Bajazet est un pasticcio, un patchwork fait de vieux pneus vénitiens rabibochés avec des rustines napolitaines. Les deux grands airs d'Irène ne sont pas de Vivaldi : l'air de fureur "Qual guerriero in campo armato" est de Riccardo Broschi, le frère de Farinelli, et ce morceau de bravoure a été écrit pour l'illustre castrat napolitain. C'est pour celui-ci aussi qu'a été composé le second air, de tendresse et de désespoir celui-là, "Sposa son disprezzata", le sommet de l'oeuvre, dû à Geminiano Giacomelli, élève à Naples d'Alessandro Scarlatti.
Qu'y a-t-il donc de si émouvant dans cette affaire, qui pourrait ne relever que de l'histoire de la musique ? Eh bien, comme le souligne Biondi, Vivaldi s'est identifié à Bajazet, le vaincu. La victoire politique de Tamerlan et de son entourage, il l'a transposée dans la victoire musicale de Farinelli, de Naples. Bajazet est l'aveu d'une défaite personnelle, puisque cet opéra n'évite l'échec qu'en se prostituant à l'école étrangère. Vivaldi ne gagne qu'en se soumettant. Le sultan turc se suicide d'ailleurs au dernier acte : avec sa mort, c'en est fait d'un pan entier de la musique. Vivaldi s'immole lui-même, il rend les armes à la mode ascendante. À travers le conflit de Bajazet et de Tamerlan, s'expriment la lutte de deux conceptions de l'opéra, le passage d'un siècle à l'autre, la déroute des Anciens, le triomphe des Modernes. À 57 ans (mais on est vieux alors : il mourra six ans plus tard), Vivaldi rend hommage aux nouveaux dieux, mais c'est un hommage consciemment suicidaire.
Dominique Fernandez
Récit paru sur Quobuz, le 3 mars 2008.
Photographie © Fulvio Roiter - 1970.
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