15 novembre 2006

Venise 2030. : une ville vide

“Mi mancherai se te ne vai” chante le ténor Josh Groban. C’est un peu ce que je ressens en lisant cet article de Roberto Bianchin paru dans la Repubblica en août dernier. S’il devait arriver le pire que certains prédisent à la Venise que nous connaissons aujourd’hui, l’humanité perdrait à tout jamais une des plus importantes parties d’elle-même. Son âme. Ce qui fait que notre civilisation, en dépit des monstruosités que l’homme moderne n’a pas su éviter, est restée jusqu’à aujourd’hui autre chose qu’un simple agglomérat de besoins primaires et de satisfactions matérielles immédiates. Nous sommes responsables de l’avenir de Venise ! 

Un cri d’alarme encore une fois diront certains. Il restera certainement sans écho ou produira les sempiternelles déclarations d’intention. Constat dramatique et déprimant. Faisons mentir les prospectives et les statistiques. Révoltons nous contre un état de fait qui n’a rien d’irréductible. C’est en tout cas me semble-t-il ce que cherche à faire Massimo Cacciari. Son commentaire de l’œuvre de Bettini dans une récente interview parue dans Libération (9/11/2006) montre combien il a assimilé les particularismes de la ville et l’urgence de solutions innovantes. Mais qui lui en donnera les moyens quand on s’aperçoit que l’administration Prodi agit peu ou prou comme Berlusconi avec le projet Mose… Voici une traduction de l’excellent texte de Bianchin que vous pouvez retrouver en intégralité et en italien sur le site d’Eddyburg :

Les soirs d’été, les vaporetti qui ramènent les touristes vers la gare sont bondés. Ils glissent le long du Grand Canal. Peu de façades sont éclairées et de plus en plus de fenêtres demeurent fermées et les grands lustres éteints. Le compte à rebours dans ce qui fut la cité des doges a malheureusement commencé et on sait aujourd’hui qu’en 2030 en pénétrant dans la cité on pénétrera dans une ville fantôme. En 24 ans, si l’exode qui n’a jamais pu être freiné continue au même rythme que ces 40 dernières années, Venise n’aura plus un seul habitant. Seulement des hordes touristes. Il en vient déjà 18 millions par an, 50.000 en moyenne par jour.
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Et d’ici vingt ans, ce chiffre risque de doubler. Zéro résidents, cent mille touristes. Et alors, la menace redoutée depuis toujours de devenir le Disneyland d’Italie deviendra réalité. On ouvrira les portes le matin et on les refermera le soir, et l’idée de faire payer l’entrée ne sera plus un scandale, ce sera même normal. Mais la Venise de l’année zéro, sans plus aucun des siens, la cantilène de son dialecte, ne sera plus une ville. Seulement les vestiges d’un antique théâtre de marbre et de dentelles abandonné sur l’eau pour servir de passe-temps aux légions de touristes du monde entier.
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Le désastre annoncé et raconté par la voix glaciale des chiffres issus des tableurs des services municipaux de l’anagraphe. Depuis 1966, année de a terrible l’inondation dont on vient de fêter le quarantième anniversaire, le centre historique de Venise a perdu la moitié de ses habitants. Ils étaient 121.000 en 1966, ils sont 62.000 aujourd’hui et parmi eux 3.000 étrangers. La tendance est constante depuis quarante ans, comme est constante l’augmentation du niveau de la mer : 5 centimètres de plus depuis 5 ans et tout cela ne s’est jamais arrêté depuis 1966 : 102.000 habitants en 76, 84.000 en 1986, 69.000 en 1996. Mille habitants par an sont ainsi partis avec des pointes à 1.500. L'année dernière, 1.918 habitants ont quitté la cité lagunaire. Une nouvelle et inquiétante sonnette d’alarme. "Nous sommes au-delà du niveau admissible" dit l’assesseur à l’habitat, Mara Rumiz, "au-delà de ces chiffres, Venise ne sera plus une cité normale mais se transformera en une sorte de magma touristique qui perdra toute attraction aux yeux des touristes eux-mêmes".
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Les experts en démographie prévoient que cet exode continuera et que les chiffres vont augmenter : la dépopulation pourrait se stabiliser dans les prochaines années sur un chiffre légèrement supérieur à aujourd’hui, avec une perte moyenne de 2.000 à 2.500 habitants l’année. S’il en est ainsi (et rien ne permet de penser qu’il en soit autrement car on n'entrevoit aucun signal précis d’une inversion de la tendance), le dépeuplement sera complète en 2030, et Venise sera désertée. Mieux, elle sera vide d’habitants mais plein de touristes. Les chiffres globaux ne tempèrent aucunement ces résultats car la diminution de la population est en augmentation sur tout le territoire : les îles de l’estuaire se vident aussi (51.000 en 1966, 31.000 aujourd’hui), pareil pour Mestre et la Terre Ferme passés de 193.000 à 176.000. En quarante ans, l’entière Commune a perdu 100.000 habitants, passant de 365.000 à 269.000. "C’est peu de monde pour la métropole de la Vénétie qui se veut une référence nationale et internationale pour la qualité des services et l’offre culturelle" poursuit l’assesseur.
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Cet exode massif est devenu le mal le plus grave de Venise, l’urgence la plus criante, bien avant l’invasion touristique, l’acqua alta et le danger imminent de nouvelles inondations, et ce à cause du problème de l’habitat. Non seulement parce que l’inondation de 66 a rendu impraticable 16.000 logements situés en rez-de-chaussée qui ont ainsi dû être abandonnés, mais parce que le prix des maisons est devenu inabordable pour les résidents. Aujourd’hui, une maison à Venise, dans un marché dominé par des étrangers aux moyens économiques élevés, se vend entre 6.000 et 8.000 euros le m² et il faut compter pour un appartement de 80 m² situé dans le centre historique, un loyer mensuel dépassant souvent les 2.000 euros.
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De plus, "i sfrattai", les personnes expulsées sont nombreuses et beaucoup de maisons deviennent des pensions ou des bed & breakfast. Selon l’Observatoire vénitien de l’habitat, il s’agit d’une véritable invasion : 706 appartements du centre historique ont été transformées en logements pour touristes. La Municipalité qui est propriétaire de 4.839 appartements, a reçu cette année 2.835 nouvelles demandes de relogement social.
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Pour accroître les difficultés de ceux qui sont déterminés à rester dans Venise, vient s’ajouter la rapide dégradation des bâtiments, le coût très élevé des travaux dans ces immeubles la plupart du temps très anciens, le plus souvent mal entretenus, rongés par l’humidité et les désagréments provoqués par les hordes de touristes : depuis la difficulté qu’il y a pour monter sur un vaporetto surchargé jusqu’à celle de trouver un restaurant "normal" pratiquant des prix normaux. Si l’exode a dépeuplé et vieilli la ville (un quart de la population a plus de 64 ans), l’excès de tourisme a transformé le quotidien. Il suffit pour s’en persuader de voir le nombre de magasins qui ferment obérant la vie de tous les jours : boulangeries, boucheries, fruits et légumes, coiffeurs, drogueries, cordonniers, serruriers, menuisiers, tailleurs, merceries… Jusqu’aux bars-caves de quartier. A leur place s’ouvrent des enseignes internationales de prestige, des multinationales du fast-food, des boutiques de pacotilles, des stands de masques de Taïwan, de dentelles de Burano fabriquées en Chine, de verres de Murano made in Roumanie. Et la ville, toujours plus encombrée et invivable, est maintenant dominée par le clan des "affitacamere" (loueurs de chambres) plus ou moins clandestins, des entremetteurs et des rabatteurs sans autorisation ni scrupules, du gang des taxis, des corporations de gondoliers avides et des marchands ambulants voleurs.
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Cris et Hurlements, protestations, plaintes, manifestations, rien n’y fait. Chaque soir il y a une lumière qui s’éteint et une fenêtre qui se ferme...

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