21 juillet 2024

Redentore 2024 : un joyeux millésime

Pour Anne L. dont c'est le premier Redentore

Pour les médias internationaux et les touristes, la Fête du Redentore, c'est avant tout un gigantesque feu d'artifice. Quelques uns évoquent le pont votif qui enjambe traditionnellement le canal de la Giudecca. Mais rares sont les journalistes qui soulignent l'importance de cette fête pour les vénitiens.


D'autres pays aussi, ont leur tradition de feux d'artifice, d'illuminations et de parades nautiques. Je me souviens de la première fois qu'il m'a été donné d'assister à Oxford au  May Day appelé aussi May Morning, quand juste avant l'aube le premier jour de mai, tout le monde se presse au pied du campanile de Magdalen College, pour écouter le chœur d'enfants du collège chanter en latin des madrigaux et recevoir la bénédiction solennelle. Même rituel depuis 1695... Étudiants, professeurs, visiteurs, familles, il y a foule sur le pont et sur les rives de la rivière Cherwell. Il y a plein de barques, remplies d'étudiants joyeux, et les abords du collége sont noirs de monde. Parfois certains plongent ensuite du pont, puis on assiste aux danses folkloriques avant d'aller boire et se restaurer. Les pubs et les cafés ouvrent très tôt ce jour-là. Certains existaient déjà du temps du roi Henri VIII !  Réminiscence de la Floralia, cette belle fête romaine pour célébrer le printemps revenu. Souvent à Oxford il pleut ce jour-là mais lorsque j'y assistais, le beau temps était de la partie !

A Venise, il y a lurette qu'on ne saute plus des ponts pour plonger dans les eaux de la Lagune. Quelques enfants, des adolescents provocateurs parfois, s'y baignent encore bien que cela soit interdit parce que dangereux à cause de toute la pollution invisible des eaux. Comme eux, je l'ai fait dans les années 80, depuis certains ponts de Cannaregio, du côté nord de la Giudecca, à Sacca Fisola aussi du temps où il y avait encore des semblants de plage.

Mais mon meilleur souvenir est du côté des Fondamente Nuove, au bout de la passerelle. Là on y allait la nuit, en barque le plus souvent et souvent une vedette de la police éclairait soudain nos ébats dans l'eau, nous nous faisions sermonner. C'était bon enfant, les policiers tous vénitiens, eux aussi avaient été jeunes...

Mais revenons à notre fête du Redentore. Tout commence par un pont, le pont votif,, une longue passerelle montée sur des barges, le chemin qu'emprunteront le jour J les pèlerins, avec en tête le patriarche et les autorités civiles et militaires bientôt suivis par la foule des vénitiens, tous redevenus très pieux pour ce jour-là. Les rives des deux côtés sont décorées de lampions. 


Un peu partout les riverains installent des tables, des chaises et des bancs. depuis quelques années, les emplacements sont marqués au sol et attribués en priorité aux habitants devant chez eux.

Les bateaux aussi sont décorés, fleuris, aménagés. Il y en aura sur tout le bassin de San Marco et à l'entrée du canal de la Giudecca. Le soir de la fête, on y fait ripaille entre amis, en famille. L'ambiance est joyeuse en attendant le feu d'artifice, l'un des plus beaux d'Europe dit-on ici. 

 

C'est vrai qu'il est toujours impressionnant, avec les mille reflets qui font pousser des cris d'admirations au public. Quand vient le bouquet final, tous les bateaux ou presque se précipitent vers le Lido où il est d'usage de se rendre pour continuer la fête sur les plages du Lido en attendant le lever du soleil. 

 

Une bien belle fête qui, une fois encore, montre combien les vénitiens sont attachés à leurs traditions lorsqu'elles ne sont pas dénaturées par les marchands du temple ou grossièrement déformées comme le carnaval tellement éloigné de ce qu'il fut lors de sa renaissance dans les années 78/80, une série de fêtes et d'évènements spontanés où l'esprit de la Sérénissime n'était pas encore souillé par la « disneylandisation » de la ville lagunaire... et la pollution permanente du tourisme Unesco.

21 juin 2024

L'ultime dogaresse ou la Narcisse magnifique

L
es lecteurs de Tramezzinimag ont déjà souvent entendu parler des Morosini, cette vieille et importante famille patricienne de Venise. Une légende familiale les fait descendre du célèbre roi des huns, Attila. Des généalogistes affirment qu’ils sont issus de marchands venus de Mantoue. Leur fortune fut immense et leur gloire, comme leur réputation furent très tôt reconnues et ils participèrent en 697 à l’élection du tout premier doge, Paolo Lucio Anafesto. Mais ont-ils entendu parler de l'impressionnante Annina Morosini ? Une histoire à faire étouffer de rage un lecteur du nom de personne ! (1)
 
Ils participèrent donc très tôt à la vie publique de la Sérénissime et lui donnèrent pas moins de huit doges ! : Domenico en 1147, Marino en 1249, Michele en 1382, qui mourut de la peste et ne régna que quatre mois et Tommaso en 1414,  Pietro en 1474, Giovanni en 1478, lui aussi mort de la peste et qu’on enterra dans la plus grande clandestinité par peur de la contagion. Le XVIe siècle vit monter sur le trône de San Marco, en Alvise Ier, grand intellectuel, sous le règne duquel eut lieu la fameuse bataille de Lépante et qui reçut en grande pompe le roi Henri III revenant de Pologne pour coiffer la couronne de France, son descendant Alvise II fut le premier doge du XVIIIe siècle qui parvint à faire vivre la république en paix tout au long de son règne en dépit de la guerre entre les espagnols et les français. Alvise III, communément appelé Sebastiano, fut élu en 1722. Lui aussi grand pacifiste, qui sut maintenir la neutralité de Venise. On lui doit le pavement de la Piazza et la construction du dernier Bucentaure, la somptueuse galère dogale que Buonaparte fera brûler, non pas pour détruire un symbole (contrairement à la légende tellement surfaite du caporal corse), mais pour en récupérer l’or qui recouvrait la coque et les sculptures du navire. Le dernier de la famille à coiffer le corno, antépénultième souverain de la République (il y en eut 120 entre 697 et 1797, soit 11 siècles !), le transparent Alvise IV, régna de 1773 à 1778. La famille donna aussi au cours des siècles à l’Église, un grand nombre de prélats, dont trois cardinaux et un patriarche de Constantinople. (2)
Le palais Morosini Da Mula sur Canalazzo
Longtemps après la chute de la République dépecée et ruinée par Buonaparte et par les autrichiens, un autre membre de l’illustre famille fit briller à nouveau le blason de la famille. C’est par son mariage avec le N.H. Michele Morosini, comte de l’Empire d’Autriche, que Anna Sara Nicoletta Maria Rombo est devenue une Morosini. Dite Annina en famille, elle était issue d’une famille de la grande bourgeoisie génoise et naquit à Palerme en 1864. Son père était un des principaux actionnaires de la Banque d’Italie. La petite fille grandit dans le deuil de ses deux aînées, mortes très jeunes, l’une de diphtérie, l’autre de consomption, avec une mère dépressive qui reporta ses attentes et ses soins sur la seule enfant qu’il lui restait.

C’est avec ce poids que l’enfant débarqua avec ses parents à Venise, son père y ayant été nommé gouverneur de la Banque d’État. Elle raconta souvent bien plus tard combien ces années furent difficiles, avec une sorte de chape de tristesse et de silence qui recouvrait la demeure familiale. Cela renforça son caractère et fut peut-être la cause de sa détermination d’être heureuse et l’origine de sa forte personnalité. « Je voulais faire tout mon possible pour satisfaire les ambitions de ma chère mère » écrivait-elle à dans une lettre à une amie qui devait devenir mon aïeule.

Annina devint une des plus jolies jeunes filles de Venise. Gracieuse, elle était élancée, très claire de peau, elle était brune avec des yeux verts qui ne laissèrent indifférent aucun jeune homme. Ils avaient la réputation de changer de nuances selon la lumière. La grâce personnifiée. Très vite, les calle qui entouraient la demeure familiale devinrent un but de promenades des jeunes messieurs de la bonne société vénitienne. Les jours de réception de sa mère, bon nombre des dames venaient accompagnées de leur fils. Les prétendants se firent nombreux.


Celui qu’elle choisit – avec ses parents – était un beau jeune homme issu d’une des plus grandes et nobles familles de la noblesse vénitienne. Michele Morosini, dit Gino en famille, descendait en ligne directe (la famille Morosini eut de nombreux ramages) du doge Francesco dit le Péloponésiaque (1618-1694). Il avait peu de fortune, mais le titre et le rang, ce qui manquait aux Rombo, très riches mais seulement (grands) bourgeois. 
 

robe de mariée maison Worth
Le mariage eut lieu en 1885. Annina avait 21 ans. Ce fut le mariage de l’année dont le monde entier parla. Un mariage royal, mais après tout Gino  ne descendait-il pas des doges, deux femmes de son sang ne furent-elles pas reines à la fin du Moyen-Âge, l’une coiffant la couronne de Hongrie et l’autre de Serbie ? La mariée portait une somptueuse robe dessinée à Paris par Worth, Venise    était en liesse comme aux heureux temps de la République. C’était bien le mariage d’une dogaresse, surnom dont elle fut affublée très vite, sans aucune nuance péjorative. Elle était tellement jeune, tellement jolie. Le jeune couple s’installa à la Ca' d'Oro. De cette union naquit une fille, baptisée Morosina. Mais en dépit des meilleurs auspices, ce ne fut pas un mariage heureux. Gino Mosorini supportait mal les mondanités, c’était un bel homme, cultivé, intelligent mais très réservé, timide qui n’aimait pas les fêtes et les relations superficielles. Ma grand-mère disait que le sang de bien des familles vénitiennes était fatigué et l’esprit des descendants des valeureux fondateurs de la Sérénissime affaibli. Morosini quitta femme et enfant pour s’installer à Paris.
 
Restée seule, elle quitte la Ca d’Oro pour le très agréable palazzo Da Mula, dont la façade a été immortalisée par Claude Monet. Appelée la Dogaressa, seule et libre de toute attache, se mit à vivre et à agir comme telle, participant activement à la vie sociale de la ville. Son salon devint rapidement le point de mire de la vie mondaine de la Sérénissime. Elle organisa jusqu’à la seconde guerre mondiale des fêtes restées légendaires. Ses grands bals costumé, celui de la Saint-Sylvestre, comme celui de la fête du Rédempteur étaient courus par toute la société vénitienne et beaucoup d’étrangers s’y pressaient. Elle y faisait se produire les plus grands artistes européens, les meilleurs orchestres européens jouèrent à ses soirées.
 
Parfaite hôtesse, elle tenait son rang avec grâce et rigueur, se comportant toujours comme une reine sait le faire. C’est ainsi qu’elle s’attira l’amitié et le respect des monarques du monde entier. La liste est longue de toutes ces têtes couronnées qui vinrent chez elle, de l’empereur d’Autriche au Shah de Perse... « Devant son charme, des hommes importants s'inclinaient, parmi lesquels l'empereur allemand Guillaume II et Gabriele D'Annunzio. » explique un biographe : en 1894, elle rencontre le Kaiser, de passage à Venise où il rencontra le roi Umberto Ier. L’empereur passant sous son balcon fit arrêter le bateau des souverains pour monter la saluer ; Il eut cette phrase impériale « Je m’incline devant le soleil » en claquant ses talons comme les allemands savent le faire. Il s’attarda et avec sa suite sortit sur le balcon en compagnie de la comtesse. Fervente monarchiste, elle ne pouvait qu’en être ravie et son amitié pour le kaiser ne se démentit pas, même après la chute de l’Empire des Hohenzollern.
 
En 1896, elle fit la connaissance de Gabriele d’Annunzio, le Vate. Pris à son charme, lui vouant une admiration sans bornes, il l’appelait « La Beauté vivante ». Avec l’écrivain aussi, une profonde amitié naquit qui dura et a duré jusqu'à la mort de D’Annunzio. Ils échangèrent de nombreuses lettres. Pourtant, bien que parlant plusieurs langues, lisant beaucoup et sachant se tenir et parler, Annina avait la réputation de n’être pas très cultivée ni curieuse intellectuellement. Il faut bien que chez les sots et les envieux, on trouve à redire devant autant de perfection.


Ma grand-mère me raconta qu’en 1913, la comtesse, aidée par sa fille et son gendre, organisa dans sa villa de Trévise, un grand dîner en l’honneur de la duchesse douairière d’Aoste, Son Altesse Impériale et Royale était arrivée quelques jours auparavant. Parmi les invités, toute l’aristocratie vénitienne, mais aussi la grande-duchesse Vladimir et le grand-duc et la grande-duchesse Cyrille de Russie, le duc et la duchesse de Manchester, des artistes, des écrivains. Le dîner fut joyeux. Il y eut le lendemain une bagarre entre des ouvriers sardes ou génois et des vénitiens sur un campo. Les ouvriers s’étaient moqués de la comtesse et de tous ces aristocrates prétendant que la rumeur courait qu’ils faisaient des choses peu convenables lors de ces diners. Les vénitiens témoins de ces propos virent rouge et tombèrent comme un seul homme sur ces types qui se permettaient de critiquer « leur » comtesse. De tout temps, les vénitiens adorent ces fêtes qui rappelaient une époque révolue comme du temps où la pompe et la magnificence de la République était affaire d’État et cause publique. Les ouvriers sardes auraient mis en pièce sans l’intervention des carabiniers ! On ne voyait rien d’injuste dans ces fêtes. Narcissique et fière de sa liberté et de son rang, la Dogaressa ne se montrait jamais arrogante ou méprisante.

 La fantasque marquise Casati
Elle avait pourtant des tas d'occasions pour se montrer cassante. Comme avec la célèbre marquise Casati. C’est à la Casetta Rossa, chez D’Annunzio que la comtesse Morosini fit sa connaissance. Bien que voisines, les deux femmes n’avaient jamais eu l’occasion de se rencontrer. Lorsque le maître de maison fit les présentations, la Casati, de vingt ans plus jeune que la Dogaressa, lui dit: « Quand j'étais enfant, mon père me parlait de votre célèbre beauté ». Ce à quoi la comtesse répondit calmement, en souriant : « Sans remonter aussi loin, ma chère, votre mari me parlait de la vôtre tous les soirs ». Ce qui montre à quel point elle est restée belle –  - jusqu'à un âge avancé ;
mais aussi combien elle avait de l’esprit et qu'il restait très vif... Elle confiait volontiers à son entourage que son secret consistait de rester une fois par semaine 24 heures d’affilée dans son lit et de pratiquer un jeûne complet. Elle prétendait avec un certain humour que le fait d’avoir eu de nombreux amants tout au long de sa vie contribua à lui conserver plus longtemps que de raison, sa jeunesse... Ces propos renforcent l’idée que cette femme était d’un narcissisme éhonté ! De jeunes officiers, des nobles, des hommes de lettres, des artistes sont passés dans sa vie. Pourtant, elle avouait avoir rarement vécu une vraie relation amoureuse. « Ce que j'aimais le plus, c'était le goût de la conquête et d'être courtisée par de beaux hommes » lui fait dire son biographe.
Elle resta jusqu’à la fin une grande dame. Dans une Venise devenue indifférente, elle se laissa rattraper par la vieillesse, ne recevant plus que quelques intimes, sortant peu et ne se montrant plus du tout en société. Un matin, sa femme de chambre la trouve immobile dans son lit, paralysée et incapable d’articuler une phrase, Elle survécut une semaine à cette attaque d’apoplexie, ne prononça plus un mot, même à la comtesse Louis de Robilant, sa fille venue à son chevet. La plus belle femme de Venise s’éteint le 10 avril 1954. Elle avait 89 ans. La Dogaressa repose au cimetière de San Michele, dans la chapelle de sa famille.
 
 

Notes :
1  Pendant la rédaction de ce billet, j’ai repensé à un lecteur inconnu qui, en 2006, avait laissé un commentaire assez négatif et méprisant. Sous le pseudonyme de ich bin niemand (je ne suis personne), il critiquait les chroniques de Tramezzinimag mais le lisait quand même. je me demande parfois ce qu'il est devenu presque 20 ans après nos échanges qui furent assez virulents. Je n'ai jamais découvert qui se cachait derrière ce je ne suis personne. Je me demande ce qu'il a pu devenir. Toujours vendeur de pizza cultivé, arrogant et méprisant ? Tout le contraire de la comtesse Morosini. Je dédie donc ce billet à ce nessuno qui a pris vingt ans lui aussi mais lit peut-être encore et toujours notre misérable site, avec la même colère et la même hargne. Lui rappeler que Tramezzinimag existe toujours et garde des lecteurs fidèles, en rien agacés par «mon édifiante weltanschauung». Les improbables duchesses le saluent.
 
2  voir le billet sur les doges de Venise :

07 juin 2024

Connaissez-vous Pietro Fragiacomo ?

Voiles sur la lagune par Pietro Fragiacomo, circa 1910

Lorsque je travaillais pour Bobo Ferruzzi dans sa galerie de san Vio (là où se dresse aujourd'hui la boutique du Musée Peggy Guggenheim), j'allais souvent prendre un café dans le bar situé juste en face de la galerie. Deux ou trois tables dehors que l'artiste m'avait expliqué faire partie des vestiges de l'ancien mobilier du Florian. Je ne sais plus le rapport entre ces tables de fonte et de marbre et ce petit maître - le terme sous ma plume n'est en rien réducteur ou méprisant - mais en retrouvant cette petite peinture actuellement en vente sur le net, j'ai revu Bobo me parlant de ce Pietro Fragiacomo en buvant un verre en face de la galerie... Les mystères du cerveau, ce flash soudain qui me ramène quarante en arrière : Il était arrivé un jour à la galerie avec un tableau de Fragiacomo sous le bras. Bobo le déballant m'expliqua qu'il venait de l'échanger contre une sculpture de bois polychrome, et en me décrivant ce qu'il y avait chez ce petit maître coloriste qui lui parlait, me ft une leçon d'harmonie, d'esthétique et de couleurs qui scella définitivement mon admiration pour lui

Né à Trieste en 1856 mais arrivé très jeune à Venise avec sa famille. élève à l'Accademia, ses maîtres ont été Domenico Bresolin et Guglielmo Ciardin, il se lia d'amitié avec plusieurs autres artistes vénitiens, notamment son condisciple Ettore Tito. On retrouve ses travaux dans bon nombre de collections particulières à Venise et dans de nombreux musées.

J'ai la chance de posséder une de ses peintures. Une petite huile sur panneau de bois, une vue marine, sobre et pleine de lumière. Il ne s'agit pas d'un travail très coté mais la sérénité qui se dégage de cette petite peinture vaut son pesant d'or qu'aucun or jamais ne me fera céder.

 

22 mai 2024

Offrez-nous un café !

Un des plus jeunes lecteurs de Tramezzinimag (19 ans) mais aussi le plus jeune des Fous de Venise mais déjà fort érudit, m'a conseillé ce site dénommé «Buy Me A Coffee». Laissez-moi expliquer de quoi il s'agit pour ceux qui n'ont avaient entendu parler.

Il s'agit de proposer à nos lecteurs un moyen pour nous soutenir en adressant via un QR code l'équivalent d'un ou plusieurs cafés. L'idée est sympathique et je l'ai essayé auprès de sites que j'aime bien et qui ont adopté la formule.

Mais, à Buy Me A Coffee ils ne se contentent pas de proposer une adaptation contemporaine des cafés suspendus ou des appels aux dons. Ils donnent aux abonnés la possibilité d'avoir une boutique, et autres outils intéressants et bien plus légers que le sempiternel FaceBook de moins en moins utilisé par les jeunes générations.

Nous avons donc adopté Buy Me A Coffee. La page des dons est désormais opérationnelle. Les sommes engrangées, outre les cafés que nous consommerons pour ne pas nous endormir, viendront compléter le résultat des dons que certains fidèles ne manquent pas de nous adresser, nous permettant de créer une cagnotte. Celle-ci sera utilisée pour aider au fonctionnement de notre maison d'édition, modeste projet qui démarre piano piano entre Venise et Bordeaux.

Bien entendu, nous publierons régulièrement des informations concernant l'usage que nous ferons des sommes réunies : publier des ouvrages bilingues ou des traductions françaises de textes déjà publiés en italien, sur Venise et sa civilisation, de poésie, d'histoire, etc. Nous pensons aussi à apporter notre contribution à des initiatives qui nous toucheront dans l'esprit de Tramezzinimag. Ne nous sommes-nous pas baptisé après tout, et ce depuis presque vingt ans, les «Fous de Venise» dont ce site  est l'organe ? 

Phase test donc. N'hésitez-pas à nous faire part de vos ressentis et vos idées. Comme votre fidélité, la régularité et la pertinence de vos commentaires font notre bonheur ! Alors à vos claviers !


Coups de Cœur N°61

Gilles Hertzog
Le dernier Vénitien
Éditions Grasset, 2018.
ISBN 9 782246 690313
25,90€
«La prodigieuse érudition vénitienne de Gilles Hertzog fait revivre sous nos yeux un monde à jamais englouti dans la lagune en évoquant Tiepolo fils.» C'est ainsi que l'éditeur commençait sa présentation de l'ouvrage. Il n'est pas récent mais après l'avoir relu, il m'a semblé important d'en rappeler l'intérêt - et la qualité - à nos lecteurs. C'est par Kate et René, nos amis de l'excellent site Hic Sum Hic Maneo que nous l'avions découvert, en 2019. Giandomenico Tiepolo (1727-1804) a été pour la peinture ce que Goldoni fut pour le théâtre de la Venise des Doges. Homme de son époque, imprégné tardivement de l’esprit des Lumières, il a peint avec une touche naturelle cette société de divertissement, ses fêtes élégantes, ses mélancolies nostalgiques, jusqu'à ce que le rideau tombe sur la Sérénissime et que Bonaparte, à la tête des armées d'Italie, devienne son brutal et ignoble fossoyeur. Pendant trente ans, cet homme coincé aux frontières de deux mondes a été le fidèle collaborateur de son père, le grand Domenico Tiepolo, maître incontesté de la couleur et fournisseur attitré des aristocraties décadents. Longtemps éclipsé par le génie et la renommée de son père, Giandomenico finit par s'en affranchir en s'exilant tardivement dans sa villa de Zianigo, près de Padoue. Il en a orné les murs de ces célèbres fresques dédiées à la vie des polichinelles. C’est en lucide annonciateur de la fin d'une civilisation qu’il a terminé sa vie, solitaire et teintée d'un humour amer, en offrant à la Sérénissime un adieu mémorable à travers une série de dessins stupéfiants où se reflètent les fastes de la Venise disparue, remugles d’une époque où personne n'envisageait la chute de sa splendeur, le pillage de sa fortune et l’écroulement de sa grandeur millénaire.
 
Recette gourmande : Fricassée de légumes en croûte et œuf au four

Pour réaliser ce plat simple et goûteux, il va vous falloir : 1 œuf par personne, 1 belle carotte, 1 oignon, 1 courgette non non pelée, 1 branche d'aillet, 1 ou 2 gousses d'ail, du sel et du poivre, 1 cuillère à café de curcuma, autant de paprika, une poignée d'aromates frais (thym, ciboulette, basilic, 1 belle tomate fraîche, un pot de sauce tomate, une petite boite de pois chiches, du bouillon de poule ou de légumes, du tamari (ou à défaut de la sauce soja), de la pâte sablée pour la croûte (ma recette en suivant).
Un poêlon, deux ramequins allant au four (j'utilise des plats à œuf ou gratins individuels de taille parfaite).
 
Préparation :
-Tailler carotte et courgette en tagliatelles avec un économe, ciseler les herbes, hacher les gousses d'ail et couper finement l'oignon et l'aillet y compris le vert et mettre le tout de côté.
-Faire chauffer 2 cuillères à soupe d'huile d'olive dans un poêlon (j'utilise un ustensile en fonte magnifiquement culotté par les années), quand elle est assez chaude mais sans qu'elle fume, y mettre à suer l'oignon, puis quand il prend un peu de couleur, ajouter rapidement les tagliatelles de légumes, l'aillet, la tomate coupée en morceaux, les pois chiches et enfin les épices. Remuer pour bien mêler les saveurs. Ne pas hésiter à baisser le feu pour éviter que la préparation ne caramélise et n'accroche. Ajouter la sauce tomate (j'utilise soit de la sauce maison soit de la passata di pomodoro (bio et italienne évidemment), du bouillon et couvrir. Remuer. Si l'appareil ne vous paraît pas assez goûteux, rajouter épices ou sel et poivre. Laisser mijoter.
-Étaler la pâte sablée en lui conservant l'épaisseur d'une galette, découper deux disques (un par convive)du diamètre de vos ramequins et les mettre au four après les avoir badigeonnés d'un mélange de lait et de jaune d’œuf pour qu'ils prennent une belle couleur.
-Pendant ce temps, mettre à cuire les œufs dans un peu d'huile. Parfois j'utilise de la graisse de canard quand j'en dispose. Ne pas laisser cuire complètement. Les mettre de côté au chaud.
-Quand les légumes sont à point et les croûtes de pâte sablée bien dorées, dresser les légumes dans les ramequins, les recouvrir des croûtes et disposer sur chaque plat un œuf. Mettre le tout au four deux minutes pour finir la cuisson du jaune qui, sec en surface, sera resté sec à l'intérieur. 
-Sortir du four, décorer d'un peu de sauce tomates et des feuilles de basilic taillées en fines lanières.
Servir aussitôt, accompagné d'une salade verte. J'ajoute une cuillère de la sauce obtenue à ma vinaigrette.

18 mai 2024

La part de la beauté

Je parlais à ces jeunes alumni, que j'accompagne comme je peux dans une société en train de se défaire, de l'importance de l'esthétique, et en particulier de la beauté. De sa part dans le réel. L'esthétique, cette science du sensible, longtemps désignée comme science du beau et de nos jours réduite à n'exister que comme philosophie de l'art. 
 
Les échanges sont riches, chacun évoque ce à quoi il pense immédiatement quand le mot «beauté» est prononcé. Très vite, ils sont d'accord entre eux pour dire que, comme l'argent dans un autre domaine, la beauté n'est pas une fin en soi ; qu'il s'agit d'un moyen, d'un outil. Ils peinent à définir un ordre dans la liste des choses belles. On en vient aux paysages et aux constructions humaines. Il y a des milliers de lieux dans le monde où la beauté règne, j'avance le nom de Venise bien sûr. Où mieux qu'à Venise peut-on pérorer sur le sujet ?  La Sérénissime possède quelque chose d'unique dont bon nombre de grands lettrés, écrivains ou poètes ont parlé mieux que je ne le ferai jamais. 
 
J'évoque donc Venise avec mes télémaques, après l'avoir fait avec mes propres enfants. Je me sers depuis toujours de la ville de Saint-Marc comme modèle de LA Ville, comme exemple ou mieux encore comme preuve de ce que j'essaie de leur expliquer. Lorsque cela s'avère possible, les leçons ont lieu sur place. C'était du moins en train de devenir un rite auquel la pandémie et les aléas qui suivirent ont mis un terme.
 
N'entendez pas dans ces propos, chers lecteurs, que je me prétende enseignant (Un de ces jeunes un jour m'a qualifié avec beaucoup d'esprit et sans forfanterie d'enseigneur [en-seigneur...]). Trop dilettante depuis toujours pour pouvoir m'astreindre à la discipline nécessaire, le travail de préparation et la méthodologie obligée pour donner un enseignement, je ne suis qu'un humble passeur, passionné par ce qu'il cherche à transmettre. 
 
Apparemment ce mentorat fonctionne. A une exception près, il a même donné de surprenants résultats. Je n'en tire ni fierté ni arrogance. Plutôt de la joie. Celle de transmettre l'amour de ce que j'ai appris. Comme le font les professeurs, mais aussi les artisans, tous ceux qui par leur métier font office de passeurs. 
  
Dans je ne sais plus quel texte, Kenneth White citait Buchanan l'écossais de Saint Andrews qui enseigna à Bordeaux, au Collège de Guyenne et fut le maître apprécié - moqué aussi - de latin de Montaigne. L'auteur des Essais a aimé son maître qui ne faisait que transmettre ce qu'il avait appris et qui l'avait aidé à devenir ce qu'il était. Le disciple et le maître trouvaient du bonheur dans cet échange.  
 
Il ne s'agit pas que de contenu, pas seulement de techniques et de ficelles - il y en a forcément mais elles sont communes à toutes les disciplines - il s'agit d'aider ces jeunes gens à appréhender le monde et les autres, à se connaître, à se passionner, à être curieux, inventifs... Les aider à vivre en les mettant sur la voie, la leur qui n'est pas forcément celle que la société, la famille trace pour eux... 
 
 

Quand le respect et la douceur de l'estime ramène le soleil

Dans nos temps où ne se répand presque jamais d'autres informations que violentes, sanguinolentes et malsaines, quand le climat fait du joli mois de mai un novembre décalé et méchant, les ciels bas et partout la grisaille et des pluies torrentielles, un article joyeux et aimant est un vrai baume. Il y a bien le « Fil good » du Monde (*), mais cela ne suffit pas à renverser la tendance. Au diable ce qui ne va pas, il y a aussi de belles choses chaque jour. 

© Veneziablog, 2024. Tous Droits Réservés
 

Ce billet découvert par hasard parmi les sites sur Venise que Tramezzinimag suit, en est un lumineux exemple. Court, simple. Juste une photo et sa légende mâtinée d'une recommandation implicite. Un vieil homme de dos, courbé, qui marche dans une calle, un sac de courses dans chaque main. Il sort du marchand de fruits et légumes comme l'indique l'auteur du billet. Un vieil homme qui fait ses courses comme n'importe quel autre personne de son âge. 

Pourtant, il s'agit d'un artiste célèbre, un des plus grands photographes vénitiens de notre époque : Giovanni Berengo Gardin, qui a 94 ans qui faisait ses courses au Rialto. L'auteur du billet (et de la photo) n'a pas osé l'aborder mais il a pris une photo. En émane du respect et de l'émotion. La manière dont les choses sont énoncées sous l'image est pleine de délicatesse et de respect. Des mots simples qui disent simplement ce qui est. Un petit rien qui fait du bien. Vraiment, un grand merci à Steven Narni. Alias Nonloso (**), cet italo-américain venu de New York s'installer à Venise il y  a quelques années maintenant avec femme et enfants. Il rédige depuis 2011 ses chroniques sur son sympathique Veneziablog, écrit en anglais. Si vous ne le connaissez pas, je vous invite à vite le découvrir.

 

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(*) «Fil Good», nom du supplément public en ligne du journal Le Monde. On peut regretter le titre trop accrocheur qui transcrit bien l'idée d'une opération marketing, une manière de chercher des lecteurs par la séduction. (soit dit en passant, n'auraient-il pas pu se creuser davantage la tête et éviter ce jeu de mot franglais ?)

(**) : Littéralement «je ne sais pas», euphémisme plein d'humour et de modestie quand on lit les qu'écrit ce monsieur articles du signore Narni.

17 mai 2024

Archives : images de souvenirs heureux parmi d'autres à Venise

C
lasser des photos est une chose ardue. Bon nombre de mes lecteurs sont confrontés à cette difficulté. On en prend tant désormais qui s'entassent dans nos smartphones ou nos tablettes...Au hasard des relectures de mes disques durs, clés USB et autres archives électroniques en ligne, j'ai retrouvé ces clichés datant de l'été 2015. Je n'étais plus venu à Venise l'été depuis dix ans et depuis dix ans, nous n'avions plus la maison de la Toletta n'était plus disponible. Contre toute attente, la Providence, une fois encore, s'était manifestée. Il y avait sur la Fondamenta dei Preti, celle qui longe le rio Santa Marina et mène au campo Sta Maria Formosa un appartement en duplex au dernier étage d'un palazzo occupé par quatre étudiants. Deux étaient repartis dans leurs familles pour les vacances, et un troisième travaillait et ne devait partir que plus tard dans l'été. La mansarde, un ancien grenier, était libre, l'étudiante suédoise qui venait d'y passer l'année était rentrée dans son pays. C'est là que je m'installais. Un espace assez vaste sous d'énormes poutres anciennes. Éclairé par une fenêtre donnant sur les toits qui face au campanile de l'église, la chambre disposait d'un lavabo. 
 
J'y emménageais pour quelques semaines en attendant l'arrivée de Baptiste, le jeune étudiant dont j'étais le mentor et à qui j'avais fait découvrir la Sérénissime deux ans plus tôt (voir billet du 25/VI/2020) qui venait passer quelques mois à l'université.


Le seul colocataire présent travaillait et rentrait tard. J'avais les lieux pour moi. Très rapidement, j'aménageais la mansarde dont la décoration ad minima et le confort spartiate me ramena des années en arrière, à l'époque où j'étais encore étudiant. Mon premier logement fut ce que les agences appellent pudiquement à Venise un  «  monolocale» pianoterra de 18 m² qui était en réalité un cellier doté de deux fenêtres.
 

 

Il y a dix ans...

En relisant des commentaires anciens, j'ai retrouvé cet article d'octobre 2014 publié suite à l'envoi d'un courriel d'un lecteur, JiPé dont je ne sais s'il suit toujours Tramezzinimag mais qui a été un des plus fidèles soutiens du site. Je vous invite à aller y jeter un coup d’œil. JiPé m'avait adressé les photos qui illustrent le billet. Il était question d'architecture et de pastiche : «Venise, c'est contagieux !»

Je proposais alors que ceux d'entre vous qui ont connaissance de bâtiments du même acabit nous envoient des photos pour les publier et dresser ainsi, en dilettante, une cartographie des pastiches d'architecture vénitienne à travers le monde. Je renouvelle la demande. N'hésitez-pas,  nous publierons vos envois dans Tramezzinimag. 

Bonne fin de semaine et Joyeuse fête de Pentecôte.


16 mai 2024

Venise vue par le commissaire Brunetti

Donna Leon ©Gaëtan Bally, 2022 - Tous Droits Réservés. 
 
Publié en 2012 par Argoul(*) sur son site (ICI), ce texte est le meilleur jamais trouvé consacré aux aventures de l'inénarrable commissaire Brunetti, le héros inventé par l'helveto-américaine Donna Leon, qui fêtera ses 82 ans le 28 septembre prochain. Traduits dans pratiquement toutes les langues, à l’exclusion de l'italien (sur la demande expresse de l'auteur elle-même). Les versions françaises sont dues à Gabriela Zimmermann, qui vit à Venise et a longtemps côtoyé l'auteur - elle fut longtemps sa voisine(**). Voici l'intégralité du texte, ceux qui lisent Donna Leon comprendront mon enthousiasme pour cet article et pour ceux d'entre vous qui n'avaient encore jamais ouvert un de ses livres, je suis certain qu'ils vous donneront envie de les découvrir :

«Vous connaissez probablement Venise, ses palais mirant leurs façades dans les eaux du Grand Canal, ses musées emplis d’œuvres d’art, ses restaurants de pâtes et poisson. Vous ignorez sans doute comment vivent les Vénitiens. Je me souviens de mon philosophique « étonnement », à 20 ans, lorsque j’avais vu un employé en costume cravate parcourir les rues animées d’une fin août touristique, le porte-documents à la main. Il y avait donc des « habitants » à Venise ? Des gens qui vaquaient à leurs affaires comme dans toute ville moderne, habillés et non pas en short et polo de touriste ? J’ai lu avec plaisir, dans les années 1990, la plupart des romans policiers qu’écrivit Donna Leon. Cette américaine vit à Venise depuis la fin des années 80. Elle enseigne la littérature dans une base OTAN de l’armée américaine.
Son commissaire de police, Guido Brunetti, est particulièrement réussi. Brunetti sort du petit peuple vénitien, il a suivi des études d’histoire puis de droit grâce à la démocratie d’après-guerre avant d’entrer dans la police. Il a eu la chance d’épouser par amour la fille d’un comte, Paola, professeur de littérature anglaise à l’université, qui lui a donné deux enfants : Raffaele alias Raffi, 15 ans dans le premier volume, et Chiara, 12 ans. Très humainement, ces enfants grandissent de volume en volume, passant par les phases de l’adolescence révoltée, des études prenantes et des ami(e)s pour la vie. Paola l’universitaire, comme les enfants lycéens, sont un pôle de stabilité pour Brunetti : ils assoient concrètement son idée de la vérité, de la justice et du bon vivre social. Car, en bon Italien, Brunetti aime sa famille, les bons repas et la justice ; en bon vénitien, il se méfie des apparences, des produits pollués et de l’incompétence administrative.
Donna Leon fait bien ressortir ce qu’il y a d’humaniste dans le métier de policier à Venise. Chaque volume aborde un thème différent, typiquement vénitien, mais documenté à l’américaine. Mort à la Fenice (1992) se situe dans le monde de l’opéra, Mort en terre étrangère (1993) analyse les échanges mafieux entre industriels peu soucieux d’environnement et militaires américains de la base de Vicence, Un Vénitien anonyme (1994) aborde le milieu des travestis et du porno, Le prix de la chair (1995) s’intéresse à la prostitution venue de l’Est, Entre deux eaux (1996) trempe dans le monde de l’art et des faux, Péchés mortels (1997) parmi les institutions religieuses, Noblesse oblige (1998) dans l’aristocratie vénitienne, L’affaire Paola (1999) autour de la pédophilie, Des amis haut placés (2000) dans le monde des usuriers, Mortes-eaux (2001) chez les pêcheurs de la lagune. Il y aura encore Une question d’honneur (2002) sur le trafic d’œuvres d’art, Le meilleur de nos fils (2003) dans une académie militaire, Dissimulation de preuves (2004) et les filières d’immigration clandestines, De sang et d’ébène (2005) sur les vendeurs de rue africains, Requiem pour une cité de verre (2006) à propos de pollution industrielle, Le cantique des innocents (2007) et le trafic d’enfants, La petite fille de ses rêves (2008) à propos des Roms, La femme au masque de chair (2009) sur les ravages de la chirurgie esthétique, Les joyaux du paradis (2010) sur la corruption. Plus deux autres pas encore traduits en français.
Des téléfilms ont été tirés des enquêtes, diffusés en Italie, en Allemagne et en France. Venise, la ville et l'État italien en prennent pour leur grade, surtout vus d’Amérique. Mais l’auteur a un faible pour les Vénitiens particuliers, qui sont loin d’être « tous pourris », même si nombre d’entre eux sont ambitieux, hypocrites et cupides. N’est-ce pas le comte Falier, beau-père de Brunetti, qui déclare : « Nous sommes une nation d’égocentriques. C’est notre gloire mais ce sera aussi notre perte, car pas un seul de nous n’est capable de se vouer corps et âme au bien commun. Les meilleurs d’entre nous parviennent à se sentir responsables de leurs familles mais, en tant que nation, nous sommes incapables d’en faire davantage. » (Mort en terre étrangère, p.255) Il faut dire que, lorsque l’État est faible, prolifère la bureaucratie. La France devrait s’en souvenir, la IVème République n’est pas si loin. Et quand je pense que certains à gauche souhaitent la proportionnelle et le retour au parlementarisme d’hier, devenu « italien » quand Rome l’a imité en 1946, je ne peux que leur conseiller de lire Donna Leon ! Le « pouvoir des bureaux », faute d’Exécutif ferme et durable, fait régresser la politique aux relations claniques et incitent les citoyens à ignorer la loi. La clé de la survie, dans ce genre d’État faiblard, est de « faire confiance » à des personnes réelles, pas au droit ni aux fonctionnaires : « telle était la réalité, malléable, docile : il suffisait de s’ouvrir un chemin à la force du poignet, de pousser un peu dans la bonne direction, pour rendre les choses conformes à la vision qu’on en avait. Ou alors, si la réalité se révélait intraitable, on sortait l’artillerie lourde des relations et de l’argent, et on ouvrait le feu. Rien de plus simple, rien de plus facile » (Des amis haut placés, p.185). « Combinazione » et « conoscienze » – les arrangements et le réseau -, ces outils du survivre en anomie, ont été inventés en Italie. Les idéaux de 1968 qu’avaient Paola et Guido durant leur jeunesse ont fait naufrage sous les vagues des scandales politiques, de la corruption mafieuse et des mainmises d’intérêts économiques. Guido à la questure comme Paola à l’université sont confrontés à la prévarication, au favoritisme, à l’égoïsme de leurs contemporains : « toi, tu as affaire au déclin moral, déclare Paola. Moi, à celui de l’esprit » (Des amis haut placés, p.169).
Venise badaude, la crédulité y est reine, tout comme le quant à soi. Un peuple sans esprit critique avale tout ce qu’il lit dans les feuilles à scandales, croit tout ce qu’on lui dit ; l’apparence se doit d’être sauve. Quant à la morale romaine des vieux livres de chevet, elle a sombré avec les siècles. Un dicton vénitien dit cependant : « tout s’écroule mais rien ne s’écroule ». Ce qui signifie : on se débrouille toujours et la vie va. Car il reste Venise, l’architecture magnifique, son ‘ombra’ bu au comptoir, ses ‘vongole’ délicieux dans les spaghettis – et le printemps, qui est un ravissement. Les gens y sont beaux plus qu’ailleurs. Le sens de la relation humaine est porté à un art inégalé. Donna Leon a capté cette sensibilité quasi religieuse du peuple italien : Luciano, 16 ans, a plongé en simple jean coupé pour reconnaître un bateau coulé ; lorsqu’il ressort de l’eau, secouant la tête d’où des gouttes jaillissent, « le soleil émergeait des eaux de l’Adriatique. Ses premiers rayons, s’élevant au-dessus des digues de protection et de la langue de sable de la petite péninsule, tombèrent sur Luciano lorsqu’il s’immobilisa en haut de l’échelle, métamorphosant le fils du pêcheur en une apparition divine surgie des eaux, ruisselante. Il y eût un grand soupir collectif, comme en présence d’un prodige » (Mortes-eaux, p.20). La beauté de l’adolescent nu fait passer un frisson de sacré sur le peuple, comme il y a deux mille ans. Ou encore : Brunetti « se dit qu’il avait la chance de vivre dans un pays où les jolies filles abondaient et où les très belles femmes n’étaient rien d’exceptionnel » (Des amis haut placés, p.207).
Le commissaire est constamment ému de voir ses enfants grandir, il aime le havre de paix du dîner où tout le monde est réuni, il apprécie le stimulant d’une conversation sérieuse avec sa femme. Il aime à lire Gibbons, Sénèque ou Xénophon et à rencontrer ses amis d’hier, Vénitiens comme lui, qui lui apportent des informations sur les rouages sociaux et les tempéraments. Il n’y a pas de secrets dans cette île-ville où tout le monde se connaît. Brunetti cherche à compenser ce que l’existence peut avoir d’injuste pour les uns ou pour les autres par l’application du droit. Il n’est pas un cow-boy comme certains détectives américains, il n’est pas la Justice en personne malgré les tentations qui lui viennent souvent devant l’impéritie officielle ou la bêtise de son supérieur, le servile et vaniteux Patta. Il veut rester digne du devoir moral qu’il s’est donné jeune et qui prolonge la tradition romaine. Il vise à protéger les faibles et les enfants, à empêcher vautours et prédateurs de nuire en toute impunité. Vaste travail, chaque jour recommencé, mais qui est déjà beaucoup. En lisant ces romans policiers, de psychologie plus que d’action, vous pourrez pénétrer, touristes, dans l’intimité vénitienne, dans l’état d’esprit du peuple vénitien, bien mieux que par les visites guidées de palais morts.»
Argoul
Texte paru le 15/12/2012.
[https://argoul.com/2012/09/15/venise-vue-par-le-commissaire-brunetti/]
Remerciements à l'auteur.
 
 
©Tramezzinimag- 2015

 

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Notes : 

*   Nous suivons depuis plus de dix ans le blog d'Argoul, «voyageur curieux du monde, des gens et des idées» comme il se définit lui-même. Très vite une communauté de pensée et de goût est apparue. Ce qu'il écrit sur l'Italie, l'art, les livres qu'il choisit de présenter à ses lecteurs est toujours en adéquation avec l'esprit de Tramezzinimag. [https://argoul.com/a-propos/]

** Gabriella Zimmermann, vit et travaille depuis plus de trente ans à Venise, auteure, traductrice, conférencière et délicieuse amie sans qui la Venise francophone ne serait pas la même. [https://gabriellazimmermann.com/]